Entretien avec Laëtitia de Witt

Le fils de Napoléon Ier est un cas peut-être unique dans l’Histoire, et notamment dans l’histoire de l’éducation des princes. Du fait de sa mort prématurée, à l’âge de 21 ans, presque toute son existence fut consacrée à son éducation. Cela est arrivé à d’autres : qu’on pense, par exemple, au grand-duc Alexis Nikolaïevitch, fils de l’empereur Nicolas II, assassiné à l’âge de 13 ans, ou bien sûr au Prince Impérial, fils de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie, tué au combat en Afrique du Sud quelques mois après ses 23 ans.
Mais l’Aiglon a ceci de particulier qu’il a été éduqué dans deux cours impériales successives, évidemment antagonistes, du fait de l’histoire politique du continent européen en ce premier XIXe siècle.
Enfin, de par ses origines, il était le produit de deux mondes et de deux traditions : l’héritier d’un général de la Révolution devenu empereur des Français et maître de l’Europe en quelques années, en même temps que le petit-fils du dernier souverain d’un Saint Empire romain germanique presque millénaire.
Pour parler de cette « éducation de prince », nous avons le plaisir d’interroger Laëtitia de Witt, qui vient de publier une biographie de l’Aiglon, chez Tallandier. Le fils de Napoléon ne lui était pas totalement inconnu, puisqu’elle est elle-même la descendante de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le plus jeune frère de l’Empereur.
Propos recueillis par Thomas Ménard.
Pourriez-vous d’abord nous rappeler les grandes étapes de la vie de ce prince si singulier (et notamment les noms et titres successifs qu’il a portés) ?
Peu de jours avant sa disparition le fils de Napoléon aurait lui-même résumé ainsi son existence : « Ma naissance et ma mort, voilà toute mon histoire. Entre mon berceau et ma tombe, il y a un grand zéro ». Sa naissance aux Tuileries constitue en effet un événement majeur de l’Empire. Le 20 mars 1811, Marie-Louise comble les vœux de Napoléon en donnant naissance à un fils. Avec cet héritier mâle titré roi de Rome, la dynastie des Napoléonides prend corps. Napoléon voit son œuvre inscrite dans le temps et s’appuie sur des rites d’Ancien Régime pour installer l’enfant dans son rôle de successeur : accouchement devant témoins, ondoiement, baptême grandiose à Notre-Dame. Or, le petit prince n’a que trois ans lorsque Napoléon perd la guerre et avec elle son empire. Le reflexe dynastique n’est pas assez ancré pour que l’enfant soit appelé à succéder à son père. Le voilà dès lors entre les mains de son grand-père, l’empereur d’Autriche. Il se rend à Vienne aux côtés de sa mère. Il ne reverra ni la France, ni son père. En tant que fils de Marie-Louise, à laquelle est accordé le duché de Parme, il est nommé prince de Parme. Ce titre est éphémère. La fuite de Napoléon de l’île d’Elbe et l’épisode des Cent-Jours compliquent la position du petit prince désormais considéré comme le symbole d’une possible renaissance bonapartiste. Officiellement Napoléon II à la suite de la seconde abdication de son père en 1815, son règne de deux semaines reste vain. Alors que Napoléon est envoyé à Sainte-Hélène et que Marie-Louise se voit confirmer l’attribution de Parme, lui, l’enfant de quatre ans perd tout. Il n’a plus ni titre, ni nom. Ce vide identitaire dure près de trois ans. Ce n’est qu’en juillet 1818 que son grand-père lui confirme le titre de duc de Reichstadt, nom provenant de terres situés aux confins de la Bohême. Élevé à la cour autrichienne, il n’en demeure pas moins un prince à l’avenir incertain. Sa mort de tuberculose à l’âge de vingt et un an, en 1832, sème l’effroi et ouvre la voie à sa légende qui vient nourrir celle de son père, alors en pleine expansion.
Pourquoi son éducation a-t-elle commencé si tôt et quelle forme a-t-elle prise aux Tuileries ?
Marie-Louise à peine enceinte, Napoléon supervise chaque détail concernant l’enfant à venir dont son éducation. Dans cette perspective, il porte grand soin à la nomination de la gouvernante placée à la tête de la Maison des Enfants de France, institution reprise de l’Ancien Régime chargée du confort, de la santé, de la protection et de l’éveil des princes et princesses de la couronne. Son choix s’arrête sur la comtesse de Montesquiou. Issue de la vieille aristocratie, mère de cinq enfants, elle est sensible aux questions éducatives et reprend en partie les préceptes de madame de Genlis, gouvernante des enfants du duc d’Orléans. La charge de la gouvernante est majeure. Outre le fait qu’elle a le pas sur toutes les dames du palais, c’est à elle que revient la lourde charge de préparer le jeune héritier à son futur rôle. La comtesse de Montesquiou prend sa mission très à cœur. Un fort lien l’unit au petit roi de Rome qui très vite l’appelle « Maman Quiou ». Elle n’hésitera pas à suivre son protégé en 1814 à Vienne. Pour en revenir à l’éducation, aux cours des premiers mois, la gouvernante se concentre sur le bien-être et l’éveil du petit roi. Pour cela, elle n’hésite pas à introduire quelques nouveautés, comme un « trotte-bébé », afin d’accélérer son apprentissage de la marche. Elle insiste pour que l’enfant soit très tôt en contact avec les livres dans le but de développer son sens de l’observation et sa curiosité. La comtesse de Montesquiou s’attache aussi à sensibiliser son élève à son futur métier : bon nombre de ses jouets se rapportent à l’art militaire que ce soit des armes, des costumes… En 1812, Napoléon repart en campagne. Alors qu’il est à Moscou, le général Malet tente de renverser le régime impérial en faisant croire à la mort de l’Empereur. Si l’entreprise échoue, elle souligne que personne n’a pensé au roi de Rome. Napoléon est furieux. Aussitôt rentré en France, il s’attache à attirer l’attention sur son fils afin de déclencher un élan en sa faveur. Cette nouvelle exposition de l’enfant amène la gouvernante à hâter son apprentissage entre autres celui de la lecture selon une méthode qui serait qualifiée aujourd’hui de « globale ». Elle lui inculque aussi des bribes d’histoire ou de géographie en lui montrant sur un atlas ou des cartes les trajets empruntés par son père. On peut s’étonner, lors du départ du roi de Rome pour l’Autriche, du nombre de notions qu’il a déjà intégré pour un enfant de trois ans.
Quel genre de père était Napoléon ?
Avec le roi de Rome, c’est une autre facette de Napoléon que nous découvrons. Un père attentif et affectueux qui cherche à passer le plus de temps possible avec son fils. Il convient tout de même de rappeler que sur les trois années françaises du petit prince, père et fils passent à peine un an et demi ensemble, Napoléon étant en campagne le reste du temps. Il n’en reste pas moins que l’Empereur adore son fils, pour la joie que lui procure les moments passés à ses côtés et pour ce qu’il est : son héritier. Au-delà des portraits officiels de l’enfant chargés de fixer le principe de filiation, nombreux sont les artistes à avoir retranscris des scènes d’intimité familiale montrant le père jouant avec son fils, lui donnant à manger… Inviter les français à partager les bonheurs simples de cette vie de famille n’est-ce pas souligner les qualités de bon père de Napoléon à l’heure où la circonscription frappe à nouveau les familles ? La figure innocente du petit roi devient le support le plus sensible de la propagande impériale.
L’abdication de 1814 fut une première rupture dans sa vie. Comment s’est-il retrouvé à Vienne ?
Vaincu par les alliés, Napoléon, retranché à Fontainebleau, est contraint d’abdiquer le 6 avril 1814. Ayant quittés Paris, dès la fin mars, Marie-Louise et le roi de Rome sont alors à Blois. Marie-Louise est effondrée lorsqu’elle apprend la nouvelle de l’abdication. On a beau lui promettre la Toscane, elle est désespérée. Son père et les Alliés ont ainsi chassé son mari. Mais l’intérêt de l’Autriche ne serait-il pas de défendre une régence de Marie-Louise pour sauver le trône du roi de Rome ? Elle se plaît à y croire et s’en remet à son père. Celui-ci lui conseille de gagner Orléans où il la rejoindra pour évoquer son avenir. Elle est à bout de nerfs et ne voit pas le piège se refermer. Les historiens français, qui plus est napoléoniens, ont longtemps accusé Marie-Louise d’avoir trahi Napoléon en allant retrouver son père et non son mari. L’accusation est un peu rapide. Dépossédée de son trône, loin de Napoléon qui la laisse livrée à elle-même, elle ne sait que faire. N’a-t-elle pas à défendre les intérêts de son fils ? Napoléon partage cette vision avec son épouse. Il lui faut à tout prix sensibiliser l’empereur d’Autriche au sort de son petit-fils. Lors de leurs retrouvailles quelques jours plus tard à Rambouillet, elle lui jette l’enfant dans les bras. François sait trouver les mots pour apaiser sa fille. Il lui confirme la souveraineté de Parme, promet d’y associer son fils et conclut en l’invitant, après toutes ces épreuves, à venir se ressourcer auprès de sa famille. Il prend soin de ne pas lui refuser le principe d’une réunion par la suite avec Napoléon. Tranquillisée, Marie-Louise accepte. C’est ainsi que le 23 avril 1814, elle et son fils quittent Rambouillet pour l’Autriche. Ils arrivent à Vienne près d’un mois plus tard. Ni l’un, ni l’autre ne reverront jamais Napoléon.
Dans un premier temps, l’empereur d’Autriche et Metternich lui conservent son entourage français. Pourquoi ont-ils fait ce choix ?
Lorsque Marie-Louise retrouve son père en 1814, la priorité de l’Autriche est d’éviter qu’elle retrouve Napoléon pour ne pas faire peser sur elle les mesures contre lui. Metternich et François Ier se veulent rassurants. Ils engagent Marie-Louise à venir se reposer en Autriche pour mieux décider de son avenir. Afin de la mettre en confiance, ils la laissent partir avec sa suite. Il en est de même pour le petit prince qui part accompagné de sa maison française. Lors de ses premiers mois à Vienne, son quotidien change peu. Son entourage s’attache à maintenir une étiquette digne du fils de Napoléon. Son linge, ses couverts, ses habits portent les armes impériales, ses repas sont servis à la française… Madame de Montesquiou poursuit l’apprentissage entamé à Paris, en même temps qu’elle s’attache à maintenir dans sa mémoire la grandeur de son père et de son passé. Rien n’échappe à la surveillance autrichienne qui dans un premier temps laisse faire. De son côté, Marie-Louise ne se sent pas à l’aise au sein de cette cour autrichienne où Napoléon est si mal vu. Épuisée, elle demande à partir prendre les eaux à Aix. Son père, réticent à la voir fouler le sol français, lui accorde cette faveur à la condition de laisser son fils à Vienne. Alors qu’elle quitte Vienne escortée du général von Neipperg, un congrès s’ouvre dans la capitale autrichienne visant à reconstruire l’Europe postnapoléonienne. En dépit des réserves françaises, les États de Parme sont confirmés à Marie-Louise. Il lui faut toutefois faire une concession et renoncer à l’hérédité pour son fils. Voilà dans quelle situation se trouve le fils de Marie-Louise et Napoléon à l’heure où celui-ci s’échappe de l’île d’Elbe.
Le passage aux hommes est une nouvelle rupture. Était-ce une décision politique de la part des Autrichiens ?
Le petit prince a quatre ans lorsque son entourage français, qui plus est féminin, est congédié au profit d’un personnel exclusivement autrichien et masculin. Ce passage aux hommes est conforme à l’éducation princière mais intervient normalement à l’âge de sept ans. Dans le cas de l’ex roi de Rome, c’est évident qu’il a été hâté pour des raisons politiques liées au « vol de l’aigle ». A peine l’évasion de Napoléon est-elle connue que la surveillance est renforcée autour de l’enfant. Le cabinet autrichien croit à l’imminence d’un complot bonapartiste visant à enlever le petit prince pour le ramener à son père. Les premiers soupçonnés sont les membres de la suite du prince, à commencer par madame de Montesquiou. La nouvelle de la fuite de Napoléon parvient à Vienne le 6 mars. Le 20 mars, jour du quatrième anniversaire du prince, la gouvernante apprend qu’elle est remerciée. Il lui est demandé de quitter l’enfant le soir-même sans même prévenir son protégé Cette séparation est violente et en inaugure d’autres. Durant les mois suivants, le petit prince est confronté aux départs successifs des Français liés à son enfance, puis en mars 1816 à celui de sa mère qui part prendre possession de ses États de Parme. Son éducation sera désormais pilotée par le comte Maurice de Dietrichstein, qui, en tant que gouverneur, gérera l’ensemble de l’équipe pédagogique exclusivement masculine.
Paradoxalement, le prince n’en a jamais autant appris sur son père qu’avec ses professeurs viennois.
Je dirais oui et non. Lorsque le personnel français est renvoyé et que le petit prince est confié aux professeurs autrichiens, on cherche avant tout à lui apprendre l’allemand et qu’il cesse de se considérer comme le fils de l’empereur des Français. Dans un premier, on ne lui parle plus de la France ni de son père. Il faut attendre la mort de Napoléon en 1821 pour que cela change. Le duc de Reichstadt a alors dix ans, le gouverneur estime qu’il devient dangereux pour la construction de sa personnalité d’occulter la figure paternelle. L’histoire de Napoléon lui est d’abord dévoilée par le biais de l’histoire militaire et selon le prisme autrichien. Par la suite, il aura accès à la littérature issue de Sainte-Hélène et découvrira certaines recommandations de son père à son égard. En réalité, l’accès qui lui est donné à l’histoire de la France et de son père répond à des préoccupations politiques. Une fois Napoléon mort, les bonapartistes reportent leurs espoirs sur son fils mais celui-ci est en Autriche. Naît alors en France l’image du prince prisonnier des ennemis de son père. C’est pour mettre fin à ces rumeurs et pour se dédouaner de sa position de geôlière que l’Autriche autorise que lui soit dévoilée l’histoire paternelle. Metternich ira jusqu’à favoriser des rencontres entre le prince et un ancien compagnon de l’Empereur, le maréchal Marmont.
En fait, on dirait que tout le monde, en Autriche et en Europe, hésitait sur l’avenir à donner au fils de Napoléon.
Vous avez tout à fait raison. Le duc de Reichstadt représente pour l’Europe un problème impossible à résoudre. Embarras des monarchistes, figure de proue des peuples en quête de liberté, son ombre plane sur l’échiquier européen. Dans mes recherches, j’ai été frappée de découvrir la place majeure qu’il occupe dans la correspondance diplomatique entre la France et l’Autriche tout au long de la Restauration. La France ne cesse de demander à l’Autriche des garanties et veille à ce qu’aucun rôle politique ne lui soit jamais accordé. Elle souhaite même qu’il soit destiné à l’état ecclésiastique. L’empereur d’Autriche, très lié à ce petit-fils charmant et prometteur, s’y oppose sans pour autant trancher sur son futur. De son côté, Metternich garde le « pion » Reichstadt dans son jeu. A la monarchie française, il rappelle qu’il ne tient qu’à l’Autriche d’en faire un roi. Aux bonapartistes, il ne refuse pas le principe d’un retour à l’Empire pour mieux déjouer les complots. Au fond de lui-même, il s’est toutefois fixé pour principe de ne jamais laisser le nom de Napoléon reparaître en Europe. Cette conviction justifie la place ambiguë qu’il accorde au duc de Reichstadt ainsi que la surveillance dont il l’entoure.
Pourtant, à vous lire, on a parfois l’impression que le duc de Reichstadt n’avait qu’un espoir : succéder à son glorieux père sur les champs de bataille seulement, en faisant carrière dans l’armée autrichienne, bien loin des aléas de la politique.
Tout au long de sa courte existence, le duc de Reichstadt a été déchiré par des aspirations contraires. Est-ce la conséquence des deux races opposées, rivées au plus profond de son être? Au fil des années, il éprouve un besoin de liberté de plus en plus pressant. Il ne supporte plus l’autorité de ses maîtres et plus largement le contrôle permanent de sa vie. A ses yeux, la carrière militaire devient la seule issue possible. Elle seule peut lui offrir la fusion entre la réalité – l’uniforme autrichien – et ses rêves ou plutôt son âme, au cœur de laquelle est gravée la figure paternelle. Les écrits des compagnons de son père à Sainte-Hélène l’ont bouleversé. Au-delà de l’épopée impériale, il y découvre l’héritage que son père entend lui transmettre et ses devoirs envers la France. Cela fait naître chez lui des doutes sur son destin. Est-il capable de recueillir l’héritage paternel ? Il lui faut à tout prix faire ses preuves. La carrière militaire n’est-elle pas à nouveau la solution ? Il s’y lance avec fougue jusqu’à y épuiser sa santé.
On a parlé de Napoléon. Et Marie-Louise, quel genre de mère était-elle ?
Le choix de Marie-Louise d’assumer ses devoirs de souveraine loin de son fils lui a attiré les foudres de l’historiographie française. Elle a souvent été qualifiée de mauvaise mère et jugée au regard des malheurs qui ont touché Napoléon puis son fils. Par la suite, son installation à Parme avec à ses côtés Neipperg et la venue au monde de leurs deux enfants, n’ont rien arrangé. Il convient de nuancer ces accusations. Marie-Louise a fait ce qu’elle pouvait. Sous l’Empire, si la propagande napoléonienne s’est attachée à souligner les qualités de père de Napoléon, il n’en est pas de même avec Marie-Louise, comme si, chez une femme, cela était inné. Cette mise à l’arrière-plan a contribué à la présenter en mère un peu gauche et peu sure d’elle. En outre, le cérémonial rigide de la cour impériale entravait la possible intimité entre l’impératrice et son enfant. L’omniprésence de la comtesse de Montesquiou auprès du roi de Rome pesait à Marie-Louise qui se sentait mise à l’écart. A la chute de l’Empire, les épreuves traversées ont contribué à souder la mère et son fils, qui lors des premiers mois à Vienne partagent enfin leur quotidien. Installée dans ses États, elle effectuera sept séjours à Vienne. En seize ans, mère et fils passent ainsi quinze mois côte à côte. De ces rares séjours est née l’idée que celle qui est devenue duchesse de Parme s’est désintéressée de ce fils qu’elle n’aime pas. La lecture de la correspondance de Marie-Louise avec ses proches contredit cette vision. Son fils est au cœur de ses préoccupations, elle s’applique, par l’intermédiaire du gouverneur, à suivre son quotidien que ce soit ses échecs ou ses succès. Soucieuse de son avenir, elle s’évertue à lui constituer une fortune privée, convaincue de l’importance d’une situation indépendante. Il manque toutefois à leur relation l’intimité du quotidien. Rien ne remplace ces multiples détails insignifiants qui tissent une relation, voilà le vrai manque entre Marie-Louise et le duc de Reichstadt.
Ce site s’intéresse notamment aux palais du pouvoir. Pourriez-vous nous parler des grands décors de la courte vie du prince ?
Que ce soit en France ou en Autriche, le fils de Napoléon a toujours vécu dans des palais. Lors de ses trois années françaises, le lieu où il passa le plus de temps fut le château de Saint-Cloud. Résidence d’été des rois, incendiée pendant la guerre de 1870, c’était le palais préféré de Napoléon qui, dès le Consulat, confia sa rénovation aux architectes Percier et Fontaine. L’appartement du roi de Rome se situait au rez-de-chaussée de l’aile du Fer à cheval, dans le prolongement des petits appartements de l’impératrice. Dès l’annonce de la grossesse de Marie-Louise, Napoléon avait souhaité qu’un « appartement des Enfants de France » soit aménagé dans les principaux palais de la Couronne pour lesquels manufactures et artistes furent sollicités. Le petit roi eut toutefois peu l’occasion d’y séjourner ou même jamais comme à Fontainebleau.
En Autriche, ses lieux de vie se résument à deux endroits : la Hofburg, siège du pouvoir et résidence d’hiver des Habsbourg située au cœur de Vienne, puis le palais de Schönbrunn, résidence d’été des souverains autrichiens. Dans ces deux palais, le duc de Reichstadt disposait de son propre appartement, de taille modeste, décoré simplement mais proche des appartements de l’empereur et de l’impératrice.
Pour terminer, vous avez choisi pour nous trois documents. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?
J’ai choisi ces trois représentations du fils de Napoléon car elles illustrent parfaitement les changements d’états du prince.

Le premier portrait est un cadeau de Marie-Louise à Napoléon qu’elle lui adresse lors de la campagne de Russie. Il le reçoit à la veille de la bataille de la Moskowa et le fait aussitôt placer devant sa tente afin de galvaniser ses soldats. Le baron Gérard, portraitiste officiel de l’Empire, représente l’enfant en héritier de l’Empire. Il tient dans sa main gauche la croix de la Légion d’honneur et dans sa main droite un sceptre. Les couleurs dominantes sont le bleu pour le fauteuil, le blanc pour son vêtement et le rouge pour le cordon qui traverse sa poitrine. Ce choix de l’artiste de reprendre les couleurs du drapeau français est très symbolique. Futur empereur, certes, mais il ne faut pas oublier que le régime napoléonien se veut une synthèse entre une forme monarchique et les acquis de la Révolution.
Le deuxième portrait, réalisé par un peintre anglais envoyé à Vienne pour portraiturer les souverains ayant lutté contre Napoléon, est bien différent. Les références au destin impérial de l’enfant ont bel et bien disparu. Désormais, ce n’est point l’héritage paternel qu’on vise à souligner mais plutôt l’ascendance maternelle par une harmonie de couleurs mettant en valeur la carnation rosée de son visage et le bleu de ses yeux. L’espiègle roi de Rome cède la place au tout juste duc de Reichstadt, jeune homme au regard complexe, à la fois perçant et scrutateur, dont se dégage une certaine mélancolie restituée par les teintes sombres du fond.


Quant au troisième, il peut être considéré comme le portrait officiel du duc de Reichstadt arrivé à maturité. Avant même sa mort, son personnage de dandy mélancolique à l’allure juvénile le fait entrer dans la légende. Sur ce portrait, Johann Ender, peintre viennois au service des Habsbourg, représente le prince dans son uniforme d’officier supérieur autrichien. Une profonde mélancolie se dégage de l’ensemble : sa tête blonde aux yeux clairs et moroses se détache d’un fond de nuages sombres, que mieux soulignés par la blancheur de la tunique. Ce mélange de force et de fragilité, de délicatesse et de fierté fait croire à une beauté presque irréelle qui ouvre déjà la porte à l’image du martyre.
