Horace Vernet, Versailles et l’Europe
Entretien avec Valérie Bajou
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L’exposition « Horace Vernet » est présentée au château de Versailles
du 14 novembre 2023 au 17 mars 2024.
Les habitués du château de Versailles et des grands musées français, européens et américains savent tous la place importante occupée par Horace Vernet sur la scène artistique du XIXe siècle, notamment sous le règne de Louis-Philippe. Pourtant, le grand public semble moins bien le connaître, peut-être à cause de la confusion possible avec son père, Carle, et surtout son grand-père, Joseph. L’un des nombreux attraits de l’exposition du château de Versailles est justement de rendre à Horace la place qu’il mérite au panthéon des grands peintres. Alexandre Dumas ne disait-il pas de lui : « Vernet était plus qu’un peintre célèbre, c’était une chose nationale » ? Pourtant, à la lecture du catalogue de l’exposition, il semble avoir été autant détesté qu’adulé par ses contemporains. Baudelaire, par exemple, semble lui vouer une haine plus que tenace. Valérie Bajou, conservateur général au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon et commissaire de l’exposition, a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions, afin de cerner un peu mieux la personnalité complexe de l’artiste. Bien sûr, puisque nous sommes « Les Amis du Patrimoine Européen », nous essaierons également de découvrir sa dimension européenne.
Propos recueillis par Thomas Ménard.
Cette exposition s’intéresse non seulement à l’œuvre de Vernet et à sa carrière de peintre, mais aussi à sa vie et à son temps. Un des aspects que vous mettez en lumière, c’est la manière dont il est passé d’un régime à l’autre, comme l’ont fait d’autres artistes d’ailleurs, mais aussi des politiciens ou des militaires. Vous utilisez vous-même le terme d’opportunisme. Pourriez-vous évoquer le parcours politique du peintre et son lien avec sa vie d’artiste ?
Horace Vernet faisait partie d’un milieu libéral et franc-maçon. Mais comme tous les artistes, il a cherché des faveurs afin de vivre de sa peinture. Il faut donc distinguer deux domaines : d’une part la volonté d’obtenir des commandes officielles, et, d’autre part l’affirmation d’idées politiques contestataires.
L’artiste répondit aux commandes de la famille impériale, en particulier de Jérôme, puis des Bourbons sous la Restauration, par exemple avec le grand portrait de Charles X intitulé Revue de la garnison de Paris et de la garde royale passée au Champ-de-Mars (Salon de 1824, château de Versailles), tout en acceptant des commandes de Louis-Philippe, duc d’Orléans, principal opposant politique dans les années 1820, comme La Bataille de Jemmapes (1821, Londres, National Gallery). Entre 1820 et 1822, Vernet fut même républicain, proche des carbonari, ces opposants aux Bourbons à l’origine de plusieurs conspirations. Ses principaux commanditaires étaient des nostalgiques de l’Empire ou des libéraux. Quant à sa proximité avec le duc d’Orléans, elle se transforma en fidélité au régime de la monarchie de Juillet à partir de 1830. Son ralliement à la révolution de février 1848 fut de courte durée, et l’allégorie politique intitulée Socialisme et Choléra (1850, château de Versailles) montre l’adhésion de Vernet au courant le plus réactionnaire du milieu du XIXe siècle. [ndlr : voir la présentation de cette dernière œuvre dans la page consacrée à l’exposition]
Toutefois la correspondance de l’artiste montre qu’il aimait la liberté autant que l’épopée, qu’il n’était attaché aux régimes politiques qu’autant qu’il en obtenait des commandes, que sa proximité avec le pouvoir le flattait, mais qu’il ne croyait que dans l’aristocratie de sa famille.
Ce parcours idéologique prolonge, en quelque sorte, la place qu’ont occupés les membres de sa famille dans les régimes précédents : je pense, bien sûr, à Joseph Vernet, son grand-père, sous l’Ancien-Régime, et à Carle Vernet, son père, sous l’Empire, mais aussi à sa tante, épouse de l’architecte Chalgrin, qui fut guillotinée pendant la Révolution. Quelle était la renommée des Vernet, à Versailles, en France et en Europe, avant que ne domine celle d’Horace ?
Au moment où il mourut, à la fin de 1789, Joseph Vernet (1714-1789) était un des artistes les plus appréciés de son temps, dont les œuvres se vendaient très cher auprès des amateurs européens, en particulier des collectionneurs anglais. Ses clients étaient des voyageurs réalisant le Grand Tour, mais aussi des banquiers, des négociants et de nobles amateurs. Ses marines étaient recherchées dans toute l’Europe. Installé à Paris après avoir séjourné dans différentes villes pour réaliser la série des ports de France, il comptait parmi les membres influents de l’Académie royale, une institution que son fils Carle rejoignit en 1789. La renommée de Carle Vernet (1758-1836) fut moins internationale, bien qu’il fût le seul des trois peintres à remporter le Prix de Rome. Peintre de batailles et de sujets militaires, il devint peintre du Dépôt de la guerre constitué d’ingénieurs et de dessinateurs chargés de relever les plans des batailles. Il fut surtout célèbre pour ses dessins d’Incroyables et de Merveilleuses sous le Directoire, pour ses costumes d’après nature, civils et militaires, ainsi que pour ses dessins de chevaux largement diffusés par la gravure.
La commande de Louis-Philippe pour les Salles d’Afrique ramène un Vernet à Versailles. Quel était donc ce projet du roi des Français et comment Vernet y a-t-il participé ?
À partir de 1833, le projet de Louis-Philippe au château de Versailles était de transformer l’ancienne résidence royale en musée ouvert à tous, dédié « À toutes les gloires de la France », comme il l’indiqua aux frontons des Pavillons Gabriel et Dufour. Ce fut donc naturellement que le roi s’adressa aux artistes qu’il avait sollicités lorsqu’il était duc d’Orléans, en particulier François Gérard et Horace Vernet. Connaissant l’engouement de Vernet pour Napoléon, Louis-Philippe lui commanda trois grandes compositions illustrant La Bataille d’Iéna, La Bataille de Friedland et La Bataille de Wagram qui ponctuent la galerie des Batailles dans l’aile du Midi. Une inauguration fastueuse eut lieu le 10 juin 1837.
Le projet des salles d’Afrique débuta ensuite : dans la salle de Constantine et dans celle de la Smala, il s’agissait d’illustrer la conquête militaire de l’Algérie où s’illustraient les fils du roi, en particulier, le duc de Nemours, le prince de Joinville et le duc d’Aumale. Horace Vernet fut le seul artiste sollicité, ce qui allait entraîner une unité dans la représentation. Aucun programme ne fut établi à l’avance, et les sujets ont été choisis au fur et à mesure de l’avancée de l’armée, chaque commande donnant lieu à un voyage sur place, afin de comprendre la géographie des combats. Dans ses tableaux de La Prise de Constantine et de La Prise de la Smala d’Abd-el-Kader, l’artiste montrait combien il adhérait au discours colonial de la monarchie de Juillet. Mais sa volonté de réalisme pour rendre la confusion et la violence insoutenable de l’assaut de la ville fit bientôt place à une scène de genre pittoresque dans La Smala, où les combats sont repoussés à l’arrière-plan.
Avant les voyages en Algérie, il y avait eu les séjours en Angleterre. Vous évoquez même une certaine influence de sir Thomas Lawrence. Pourriez-vous nous parler de l’anglophilie d’Horace ?
L’anglophilie de la famille Vernet n’est pas un cas isolé dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. Comme le duc de Chartres et le duc d’Orléans, Carle Vernet assiste aux courses de chevaux introduites en France sur le modèle anglais. Horace Vernet fut aussi passionné par les courses de chevaux.
Mais à la fin des années 1810 et au début des années 1820, l’Angleterre est une destination de plus en plus prisée par les artistes romantiques. Théodore Géricault, Horace Vernet, puis Eugène Delacroix ont fait ce voyage, une ou plusieurs fois, prouvant ainsi qu’ils délaissaient la leçon de l’art italien au profit de l’art anglais. Les portraits, mais aussi les paysages et les scènes de la vie quotidienne ont alors joué un rôle majeur dans leur inspiration. Les échanges furent durables, puisque plusieurs peintres anglais comme Bonnington, Constable, Thomas Lawrence, ou Turner ont visité la France et certains ont exposé aux Salons à Paris.
Les Anglais ont été de grands collectionneurs d’œuvres de Joseph Vernet. Plusieurs tableaux d’Horace Vernet de la collection de Louis-Philippe ont été acquis à la vente après décès du roi par des collectionneurs anglais, en particulier par Richard Seymour-Conway, quatrième marquis d’Hertford. Il posséda près d’une trentaine de peinture de l’artiste. Sa collection est aujourd’hui exposée à la Wallace Collection de Londres.
Et puis, dans la vie d’Horace, il y a bien sûr l’Italie. Quelle place ce pays occupe-t-il dans son parcours ?
En tant que directeur de l’Académie de France à Rome, à la villa Médicis, de 1829 à 1834, Horace Vernet a joué un rôle important, sur le plan artistique, comme représentant d’une institution officielle, et sur le plan diplomatique. Il rencontra de nombreux étrangers passant par Rome au moment du Grand Tour.
Certains le résument en faisant de lui « l’Alexandre Dumas de la peinture ». Qu’est-ce que cela signifie et révèle de sa place dans l’histoire artistique de la France ?
Horace Vernet ne fut pas un peintre d’histoire, mais un peintre de scène de genre et un peintre de batailles. Le comparer à Alexandre Dumas, et d’abord à l’un des mousquetaires, l’inscrivait dans une histoire nationale populaire. Si dans les années 1820, la comparaison rappelait sa fougue romantique, dans les années 1840, elle reliait plutôt ses œuvres à un art du feuilleton, par épisodes. Dans tous les cas, cette mention le coupait de la peinture d’histoire au sens académique du terme.
Nos entretiens s’achèvent toujours par trois illustrations choisies par la personnalité invitée. Pourriez-vous nous expliquer votre choix ?

Mazeppa aux loups, Horace Vernet, 1826, Salon de 1827, huile sur toile. Avignon, musée Calvet
© Ville d’Avignon, Musée Calvet
Ces trois illustrations montrent trois aspects majeurs de l’art de Vernet développés dans l’exposition. Mazeppa montre que Vernet fut une figure majeure du Romantisme en France dans les années 1820. Inspiré par le poème de Byron publié en 1819 et tout de suite traduit en français, l’œuvre relate la fuite effrénée du jeune homme attaché sur le dos d’un cheval sauvage. La composition s’appuie sur le mouvement de l’homme et du cheval, en pleine lumière, alors que tout autour le sous-bois sombre livre ses mystères effroyables. Avec une technique à la fois précise et emportée, Vernet livre l’histoire d’une révolte, celle d’un homme contre les règles de la société, mais aussi celle de l’indépendance et de la grandeur de la patrie.
Vue de l’exposition « Horace Vernet » dans les Salles d’Afrique du château de Versailles, avec La Prise de Tanger, Horace Vernet, 1847, huile sur toile, château de Versailles
© château de Versailles, D. Saulnier
La Prise de Tanger rappelle les commandes de Louis-Philippe concernant la conquête militaire sur les côtes nord-africaines, mais aussi les vicissitudes de l’art officiel, soumis aux aléas des différents régimes et des révolutions. L’œuvre est laissée inachevée à la Révolution de 1848 et le spectateur ne découvre finalement qu’un magnifique coucher de soleil sur le cap Spartel.

Portrait d’Alexandre Ivanocivh Bariatinsky, Horace Vernet, 1837. Huile sur toile Rome,
Gallerie Nazionale d’Arte Moderna e Contemporanea
© Heritage Image Partnership Ltd / Alamy Stock Photo
Enfin le portrait d’Alexandre Ivanovich Bariatinsky fait certainement partie des chefs-d’œuvre de l’artiste. Il résume l’importance des portraits de Vernet qui n’était pas abordée avant l’exposition du château de Versailles en 2023-2024.


