Le domaine d’Apremont-sur-Allier
Entretien avec Louise Hurstel
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Le pont chinois du Parc floral d’Apremont © Apremont-sur-Allier
Au tout début du XXe siècle, Eugène II Schneider, le patron d’une des plus importantes entreprises industrielles du monde, lançait la reconstruction de son château de la Verrerie, fief de la dynastie des maîtres de forges du Creusot. Surplombant les usines qui avaient apporté aux Schneider puissance et fortune, la Verrerie tirait son nom de l’ancienne manufacture des cristaux de la reine Marie-Antoinette, transformée par les premiers patrons du Creusot en un petit château de province. Eugène II souhaitait masquer l’aspect industriel de la demeure pour la transformer en un palais digne de sa dynastie, désormais apparentée aux plus grandes familles de l’aristocratie française, et digne, aussi, des personnalités et chefs d’État qui séjournaient au Creusot.
Si, de nos jours, le souvenir d’Eugène II est toujours vivace dans la cité industrielle de Saône-et-Loire, il l’est aussi à 130 kilomètres de là, dans le département du Cher, dans une petite bourgade de quelques dizaines d’habitants, Apremont-sur-Allier. Ici aussi, non plus comme un roi de l’acier mais comme un seigneur d’Ancien Régime, il se lança dans la transformation de la vieille forteresse familiale de son épouse Antoinette. Dans les années 1960, les Schneider ont été contraints de quitter le Creusot, mais, à Apremont, sur les bords de l’Allier, les descendants d’Eugène et Antoinette ont continué à veiller sur le village, le château et le parc. C’est désormais Louise Hurstel qui est à la tête du domaine. Elle nous fait l’honneur de nous en parler.
Propos recueillis par Thomas Ménard.
Apremont, c’est d’abord un château. Pourriez-vous retracer son histoire jusqu’à l’orée du XXIe siècle ?
À l’instar de beaucoup de lieux en France, le château d’Apremont, tel qu’on le connait actuellement, est le fruit de l’intervention et du génie de plusieurs hommes et femmes, intervenus à chaque siècle… En effet, selon leurs niveaux de fortune, le confort et les innovations de l’époque, ainsi que leurs aspirations, les propriétaires du château ont beaucoup retouché l’ancienne forteresse « anglo-bourguignonne ».
La première trace écrite du château est retrouvée dans une charte de 1467 : « En ladite terre et seigneurie d’Apremont y a bien eu de toute ancienneté un bel et notable chastel garny de douze ou quatorze tours belles et somptueuses, fossoyé de beaux grands et amples fossés, lequel chastel par fortune des guerres que longtemps ont eu cours en ce royaume a été en la plupart démoli et abattu et demeure en ruyne. » Dans cette charte qui demande assistance, nous relevons le nom de Philibert de Boutillat, qui a reçu en apanage Apremont du duc de Nevers, son suzerain. Celui-ci lui accorde les fonds nécessaires à la reconstruction partielle du château, dont il nous reste aujourd’hui fort heureusement le témoignage, par cinq tours avec remparts, courtines et mâchicoulis. Diverses familles se succèdent pendant les XVIe et XVIe siècles. En 1722, Louis de Béthune achète Apremont aux Roffignac et, depuis lors, le château et le domaine sont restés dans la même famille, en ligne féminine.
Caroline de Masseran, l’aînée des petites-filles de la comtesse de Béthune-Pologne, épouse en 1801 Aldonce, marquis de Saint-Sauveur, qui fait d’Apremont sa résidence d’été. En 1894, leur arrière-petite-fille, Antoinette de Rafélis-Saint-Sauveur, épouse Eugène Schneider, maître de forges au Creusot et troisième de la dynastie industrielle. Elle l’emmène en voyage de noces à Apremont. Il s’enthousiasme pour le site. Il rachète leurs parts respectives à sa belle-mère et à ses beaux-frères et belles-sœurs, et devient alors seul propriétaire du château et du domaine, qu’il ne cesse de transformer et d’améliorer cinquante ans durant.
À la mort de son mari en 1942, Antoinette Schneider se consacre au maintien d’une demeure qui était entrée dans sa famille en 1722. À sa mort en 1969, la duchesse de Brissac, sa fille, en devient propriétaire. Ses enfants Gilles et Elvire reprennent le flambeau à sa mort, chacun dans son domaine de prédilection, à savoir le jardin pour Gilles et la forêt pour Elvire.
Quelle empreinte Eugène II a-t-il laissé sur le village et le domaine ?
La présence d’Eugène Schneider est visible encore aujourd’hui partout dans le village et dans le château. Les travaux ont été menés surtout après la seconde guerre mondiale. En effet, Eugène Schneider se retrouve dès 1898 à la tête des établissements Schneider et choisit de mener d’abord d’importants travaux au Creusot. Ce site devient la vitrine commerciale Schneider et reçoit sans discontinuer les têtes couronnées du monde entier. La rénovation du château de la Verrerie (1902-1909) en est l’outil emblématique. Eugène Schneider reste très occupé dans la décennie d’après : la guerre de 1914-1918 induit une très forte activité dans les ateliers d’armement du Creusot. Puis, dans les années 1920, Eugène développe la production intensive des locomotives à vapeur et des locomotives électriques qui se vendent dans le monde entier.
Les travaux conduits à Apremont ne débutent donc réellement qu’après cette période. Eugène Schneider commence par rénover la façade gothique du château, sculptée dans la pierre jaune locale. Pour cela, il fait rouvrir les carrières de pierre du village, fermées depuis la fin du XIXe siècle. Il rénove également un certain nombres de pièces du château, toujours avec cette volonté de redonner au lieu un visage gothique. `
Avec l’aide de deux architectes (Antoine de Galéa et Jean Gorges) et d’un entrepreneur (Henri Camus), il s’attaque ensuite aux maisons du village. Il détruit les appentis et constructions modernes, reconstruit ou restaure les autres bâtisses afin de leur donner un style médiéval berrichon/bourguignon, voire solognot : les toitures sont restaurées en petites tuiles du pays, des tourelles et escaliers extérieurs viennent agrémenter les maisons, des meneaux de pierre viennent embellir les fenêtres… Les maisons du village possédant déjà toutes les caractéristiques requises restent intactes : c’est le cas de la ravissante maison des mariniers à la sortie du village.
Eugène Schneider va également percer de grandes allées dans la forêt et créer des étangs d’agrément dans la propriété.
Apremont a longtemps été la demeure de Gilles de Brissac. Pourriez-vous nous parler du parc floral qu’il a imaginé ?
Le village ainsi retravaillé arrive entre les mains du petit-fils d’Eugène Schneider, Gilles de Brissac, auquel sa grand-mère a donné le goût des jardins et des belles maisons.
Que faire pour que ce village, encore intact, puisse le rester à travers quelques générations encore et soit le témoignage d’un type de patrimoine dont la valeur n’était pas alors bien reconnue ? Nous étions en 1968. Il fallait créer un évènement, un lien durable entre des éléments aussi dissociables que sont des maisons de village. Le boulanger venait d’éteindre son four, l’épicier de partir et, beaucoup plus grave, l’école de fermer.
Gilles de Brissac, qui prenait en charge les lieux, avait toujours gardé de son enfance en Angleterre la mémoire des chaumières ennoblies par les roses, les chèvrefeuilles et les clématites, dans des paysages de prairies, d’étangs et de bois très semblables au site d’Apremont.
Par ailleurs, il était déjà l’auteur du grand jardin à La Celle-les-Bordes pour ses parents et avait collaboré, à titre professionnel, à la création de plusieurs jardins privés importants. Il visitait régulièrement à l’étranger de grands jardins et avait été frappé par le fait que les jardins privés anglais étaient souvent ouverts au public alors que c’était l’exception en France.
Dès 1970, le parti était pris : c’est un jardin qui serait le ciment durable des maisons du village. L’aventure, que Gilles de Brissac devinait déjà longue, coûteuse et difficile, débute dès 1970 et les embûches commencent avant le premier coup de pioche ! En effet, la création du parc nécessite le déplacement de certains jardins potagers des maisons, ainsi que la construction de nouvelles voies d’accès aux habitations.
Les travaux sont lancés à l’hiver 1970/71, avec quelques entrepreneurs, des amis, des habitants et beaucoup de bonne volonté. Pour des raisons évidentes de retour sur investissement, il est décidé qu’une ouverture rapide au public est nécessaire. Les premières plantations sont donc basées essentiellement sur les plantes vivaces et les arbustes. Cependant, un grand nombre d’arbres de grosse taille est déjà planté pour préparer le véritable parc, tel qu’envisagé par Gilles de Brissac.
En 1972, les premiers visiteurs peuvent admirer le jardin blanc, inspiré de celui de Sissinghurst en Angleterre, les trois bordures de printemps, d’été et d’automne, ainsi que la tonnelle de glycine.
Le projet ayant pris une ampleur régionale, un projet global d’agrandissement du parc et d’aménagement du village est présenté et approuvé par le Conseil régional en 1973. Ce projet, qui n’obtient ni subvention ni financement, permettra néanmoins d’ouvrir le parc aux visiteurs payants dès 1974. L’aménagement du parc peut continuer avec la création d’une série d’étangs d’agrément et, en 1975, d’une cascade, dont les pierres proviennent des anciennes carrières du village. Le tour de ces étangs est planté d’arbres de collection à fleurs et à feuillage d’automne. Parallèlement, de gros travaux d’embellissement du village sont faits, tel que l’enfouissement de la totalité des lignes téléphonique et électriques, ainsi que le fleurissement des murs, pignons et façades du village.
Alors même que le parc floral n’était encore qu’un projet, Gilles de Brissac avait déjà dans l’idée d’y intégrer des fabriques ou « folies », constructions de fantaisie réalisées dans l’esprit de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
En 1985, le pont provisoire qui permet de traverser le grand étang doit être remplacé. C’est l’occasion pour Gilles de Brissac d’imaginer, avec le peintre Alexandre Sérébriakoff, la première fabrique. Il s’agit d’un Pont chinois « Pagode », qui deviendra rapidement le symbole du parc floral.
En 1994, le Pavillon turc est érigé au milieu de l’étang en amont. Son décor intérieur évoque les rives du Bosphore et les splendeurs passées de l’Empire ottoman.
Terminé en 1997, le Belvédère, d’inspiration russe, surplombe la rivière et les toits du village. Il aura fallu six ans pour imaginer et réaliser l’intérieur, qui est décoré de huit panneaux produits spécialement pour le parc floral par la faïencerie Montagnon, à Nevers, sur les dessins originaux d’Alexandre Sérébriakoff.
Après la mort de Gilles, c’est sa sœur, Elvire, qui s’est occupée d’Apremont, avant de vous céder la tâche de veiller sur ce trésor. Quels sont vos projets pour Apremont ?
Gilles et Elvire sont le frère et la sœur de mon grand-père, le duc de Brissac. Depuis notre arrivée à Apremont en 2015, nous avons conduit avec mon mari un certain nombre de projets. Nous avons eu la chance d’avoir un formidable outil de travail entre les mains. En effet, Elvire de Brissac, ma grand-tante, avait mené beaucoup de travaux de fond et commencé l’indispensable restauration des toitures du village.
Nous avons commencé par revoir le poste communication : site internet, réseaux sociaux et presse ont été les trois piliers qui nous ont permis d’avoir plus de visibilité.
Puis nous avons cherché à développer l’évènementiel au sein du parc, afin d’attirer une clientèle différente et surtout familiale : marchés de noël, journées des enfants, chasses aux œufs de Pâques, nocturnes à la bougie…
Nous avons également ouvert différents hébergements touristiques années après années : un grand gite, un logement de charme dans le parc floral d’Apremont et six chambres d’hôtes. Cela nous a permis de restaurer des maisons du village qui étaient à l’abandon. Mes études à l’École hôtelière de Lausanne m’ont aidée dans ces projets.
Récemment, j’ai mis en place un programme dédié aux scolaires, avec des animations adaptées aux maternelles et aux primaires. Ce programme rencontre un grand succès et permet de toucher beaucoup d’enfants qui n’auraient pas eu l’opportunité de venir au parc floral sans cela.
Toutes ces actions ont permis de presque doubler le nombre de visiteurs au parc floral d’Apremont. La mairie organise également beaucoup de manifestations sur les bords d’Allier, qui permettent d’accroitre l’attrait du site (fêtes des plantes, brocantes…)
Nos prochains projets :
– prolonger la saison, en proposant des animations sur le thème de l’automne et d’Halloween pendant les vacances de la Toussaint (dès la saison 2023) ;
– créer un parcours immersif dans les écuries du château, afin de toucher un nouveau public et de proposer un deuxième temps fort dans la visite du lieu. La région nous accompagne dans la mise en place de ce projet (ouverture avril 2024) ;
– restaurer le Couvent vert, une grande maison du village, et y créer un grand gite haut de gamme pour 20 personnes et s’adressant aux particuliers, aux entreprises et aux stages de bien-être (2025).
Vous avez choisi trois illustrations pour terminer cet entretien. Pourriez-vous les commenter pour nos lecteurs ?

Cette vue aérienne du village et du château nous permet de bien comprendre la situation exceptionnelle d’Apremont : la rivière, le village médiéval et le château qui surplombe le tout.

Cette photo montre Eugène et Antoinette Schneider et leur trois fils en 1905. On y voit l’importance de la famille. Malgré son côté formel, cette photo est très joyeuse et vivante !

L’allée des glycines. Un incourtournable du parc et un temps fort pour nos visiteurs, qui adorent venir au parc au moment de sa floraison.
