La Collection Al Thani
Entretien avec Amin Jaffer
www.thealthanicollection.com
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Gallery 2 – Faces Through the Ages
© The Al Thani Collection 2022. All rights reserved. Photography by Marc Domage.
Certains diront que c’est le cœur de Paris, d’autres celui de la France.
La place de la Concorde est un concentré de la grande Histoire et des petites histoires de la capitale et du pays. D’un côté, les Tuileries et le Louvre. En face, les Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe et la grille du Coq du palais de l’Élysée. De l’autre côté de la Seine, la colonnade du Palais-Bourbon, siège de l’Assemblée nationale. Sur le dernier côté, deux des fleurons de l’architecture classique française, les deux façades identiques conçues par Ange-Jacques Gabriel, l’architecte de Louis XV et de Madame de Pompadour. À gauche de la rue Royale, elles dissimulent certaines des meilleurs adresses de Paris : l’Hôtel de Crillon, l’Automobile Club de France. Quant au bâtiment de droite, il fut longtemps réservé au personnel et aux invités de la Marine nationale.
Depuis 2021, l’Hôtel de la Marine a retrouvé l’esprit du XVIIIe siècle, du temps où il était le siège du Garde-Meuble de la Couronne et conservait certains des plus précieux trésors du royaume de France. Le grand public peut désormais découvrir les appartements des intendants du Garde-Meuble (dont Thierry de Ville d’Avray, qui était le premier valet de chambre de Louis XVI et l’un de ses plus proches collaborateurs), mais aussi les salons d’apparat qui ouvrent sur la somptueuse loggia.
Mais, de nos jours, les plus précieux trésors de l’Humanité ne sont plus exposés dans la salle d’Armes, la galerie des Grands-Meubles ou la salle des Bijoux. C’est à l’arrière du bâtiment, dans les anciens espaces de stockage et de restauration du Garde-Meuble, que les salles de la Collection Al Thani ont été implantées, faisant du cœur de Paris la demeure d’une des plus prestigieuses collections privées du monde. Amin Jaffer, directeur de la Collection Al Thani, nous accorde l’immense privilège de nous raconter son histoire, ses projets et ses missions.
NB : cet entretien a été réalisé à l’occasion de l’exposition « Trésors médiévaux du Victoria and Albert Museum – Quand les Anglais parlaient français », organisée par la Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine, du 30 juin au 22 octobre 2023. Retrouvez une présentation de l’exposition et des contenus supplémentaires dans la section « Exposition » du site.
Propos recueillis et traduits par Thomas Ménard.
Pourriez-vous nous expliquer comment est née la Collection Al Thani ?
La Collection Al Thani, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est le fruit de la vision de Sheikh Hamad bin Abdullah Al Thani. Fasciné par les arts tout au long de sa vie, il est devenu un collectionneur passionné lorsqu’il était étudiant à l’université. Les œuvres d’art de la Collection représentent toutes les époques, depuis la période néolithique jusqu’aux temps modernes. Elles ont été partagées avec le public à travers des expositions temporaires ou des prêts à des institutions du monde entier. Plus récemment, dans le cadre d’un accord à long terme entre The Al Thani Collection Foundation et le Centre des monuments nationaux (CMN), la Collection a pu s’installer à l’Hôtel de la Marine, à Paris, où des salles dédiées permettent de présenter ses trésors au public.
Que représente-t-elle aujourd’hui, en termes d’ampleur et de diversité ?
La Collection représente une vision artistique unique, celle de son créateur. Elle illustre les principaux aspects de la créativité humaine, à travers les époques et les civilisations. Réunissant plus de cinq mille pièces, elle est diverse de par sa nature, avec, par exemple, des antiquités d’Extrême-Orient, de l’époque pré-hellénistique ou de l’Égypte ancienne, mais aussi de l’art maya ou des bijoux contemporains. En rassemblant quelques-uns des plus précieux témoignages de l’élan créatif de l’Humanité, dans le cadre de civilisations successives, la Collection célèbre la diversité culturelle et la richesse des échanges.
La Collection a d’abord été présentée au grand public dans le cadre d’expositions temporaires aux quatre coins du monde. Quels souvenirs vous ont-elles laissés ?
Les œuvres d’art de la Collection ont été présentées dans certaines des plus importantes institutions à travers le monde, qu’il s’agisse du Metropolitan Museum of Art de New York, du Palace Museum de Pékin, du Victoria and Albert Museum de Londres ou du Tokyo National Museum. Chaque exposition était unique, reflétant les particularités du lieu, la culture de l’hôte ou les intérêts du public local. Cela a été très gratifiant d’avoir la chance de pouvoir travailler avec des collègues de différents horizons, dans le but commun de présenter des œuvres d’art au public et de les « expliquer ». Une même œuvre d’art n’est pas forcément présentée et perçue de la même manière, par exemple à Tokyo ou à Paris. Quelles que soient les nuances, c’est toujours très enrichissant d’observer les émotions déclenchées par des chefs-d’œuvre, que le public soit initié au contexte de leur création ou qu’il ne le soit pas.
Une infime partie de la Collection Al Thani est désormais visible à l’Hôtel de la Marine. Comment choisissez-vous les oeuvres qui y figurent ?
La Collection Al Thani dispose de quatre salle dédiées à l’Hôtel de la Marine. L’une d’elle (Salle 3) est utilisée pour organiser des expositions temporaires, deux fois par an. La première a réuni des œuvres d’art du monde musulman tirées de la Collection, la deuxième reflétait les goûts du collectionneur Calouste Gulbenkian, avec des prêts du Musée Gulbenkian de Lisbonne. L’exposition actuelle de la Salle 3 présente 70 trésors médiévaux venus du Victoria and Albert Museum de Londres. Elles mettent en lumière les relations complexes et interdépendantes entre l’Angleterre et le continent européen tout au long du Moyen Âge.
Les autres salles servent généralement à exposer des œuvres d’art de la Collection Al Thani, mais une exposition temporaire peut parfois s’y étendre. Ainsi, pour la dernière exposition temporaire, trois des quatre salles étaient-elles remplies de chefs-d’œuvre de la Ca’ d’Oro de Venise. Les trésors de la Collection actuellement exposés dans les Salles 1, 2 et 4 sont globalement ceux qui avaient été choisis pour l’ouverture de l’espace en 2021 [photographie en tête d’article]. Toutefois, quand les lieux ont été réaménagés pour l’exposition temporaire, quelques œuvres ont été déplacées. Dans l’avenir, la sélection va évoluer, en lien avec un certain nombre de facteurs : la programmation et le sujet des expositions temporaires, mais aussi les demandes de prêts d’autres institutions.
Nous venons d’évoquer les expositions temporaires, organisées en partenariat avec d’autres collections européennes. Pourquoi ce choix ?
Dans le cadre de son installation à l’Hôtel de la Marine, la Collection Al Thani s’est engagée à organiser des expositions à partir de prêts d’autres musées, en étroite relation avec le CMN. Ces expositions peuvent être programmées en lien avec un contexte national plus large – par exemple, l’exposition des œuvres du Musée Gulbenkian de Lisbonne a été proposée par le CMN dans le cadre de la Saison France-Portugal – ou refléter les relations institutionnelles ou les centres d’intérêt communs de la Collection Al Thani avec d’autres musées – comme pour les trois prochaines expositions d’œuvres du Victoria and Albert Museum. Dans les années à venir, il pourra s’agir d’œuvres provenant exclusivement de la Collection Al Thani, ou, à l’inverse, d’un unique ou de plusieurs prêteurs. Ces expositions basées sur des prêts nous permettent non seulement d’offrir au public une programmation riche et variée, mais aussi de tisser des liens avec des musées et des conservateurs du monde entier. Parmi les échanges en cours, citons le Musée d’Art Islamique de Jérusalem, qui nous a prêté une extraordinaire cruche en argent du Moyen Âge, un des plus beaux exemples du travail du métal des débuts de l’Islam.
Comme la Collection Al Thani, vous êtes vous-même le produit de la rencontre entre différentes civilisations. Pourriez-vous nous parler de vos racines ?
C’est tout à fait vrai. Je suis né au Rwanda d’une famille basée en Afrique depuis plusieurs générations, mais mes ancêtres viennent d’Inde. Mes années de formation se sont déroulées entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, je passe beaucoup de temps à Paris, à Venise et au Portugal, mais je vais aussi régulièrement au Royaume-Uni. Le thème des rencontres et des échanges interculturels – surtout entre l’Europe et l’Asie – ont formé la colonne vertébrale de ma carrière académique et le sujet de mes publications et de mes premières expositions dans des musées. Ayant grandi avec un héritage multiculturel – indien et africain avec de fortes influences européennes – j’ai toujours considéré les choses avec une très large vision, surtout sur les questions de culture, de nationalité et d’identité : cela correspond très certainement avec l’esprit de la Collection et sa volonté de célébrer les échanges culturels.
Quel parcours universitaire et professionnel vous a-t-il conduit à la tête de la collection ?
Après avoir étudié l’Histoire de l’art à l’Université de Toronto, je me suis installé à Londres, où j’ai fait une thèse de doctorat au Victoria and Albert Museum. C’est là que j’ai débuté ma carrière de conservateur. Pendant treize ans, j’y ai rédigé de nombreux ouvrages, parmi lesquels Furniture from British India and Ceylon (2001), Luxury Goods from India (2002), Made for Maharajas: a Design Diary of Princely India (2006), et été l’un des commissaires de deux grandes expositions (Encouters: the Meeting of Asia and Europe, 1500-1800, en 2004, et Maharaja: the Splendour of India’s Royal Courts, en 2009), dont j’ai également été l’un des auteurs des catalogues.
J’ai ensuite travaillé chez Christie’s, en tant que Directeur international des arts d’Asie (International Director of Asian Art). C’est là que j’ai fait la connaissance de Sheikh Hamad et que j’ai commencé à monter des projets en lien avec la Collection. C’est l’époque des premières expositions de la Collection Al Thani, au Metropolitan Museum of Art de New York, au Miho Museum et au Victoria and Albert Museum. En 2017, j’ai quitté Christie’s pour travailler à plein temps avec la Collection Al Thani et préparer les grandes expositions suivantes, au Japon, à Paris, à Venise, à Pékin et au château de Fontainebleau. Les dernières années ont été déterminantes, puisque la Collection s’est enrichie, s’est développée et a évolué vers ce qu’elle est aujourd’hui.
Quel est le quotidien du directeur d’une des plus prestigieuses collections privées du monde ?
Il n’y a aucune routine ! Un des aspects les plus attirants de ce travail, c’est justement qu’il n’y a pas deux jours qui se ressemblent. En plus des expositions et des événements à l’Hôtel de la Marine, mais aussi des prêts à l’étranger, il y a toujours des activités en cours avec des collègues et des institutions du monde entier. Je suis en relation constante avec nos équipes et nos partenaires, notamment les experts, les conservateurs et les administrateurs, aussi bien pour la programmation, la conception et les publications des expositions que pour les prêts et les activités pédagogiques et philanthropiques.

Amin Jaffer, Director of The Al Thani Collection.
© Photograph by António Martinelli

‘Treasures of the Mughals and the Maharajas – The Al Thani Collection’ held at The Doge’s Palace, Venice, from 9 September 2017 to 3 January 2018
© The Al Thani Collection – Credit: Robert Simpson

View of ‘Ca’ d’Oro, Masterpieces of the Renaissance in Venice’ at The Al Thani Collection at the Hôtel de la Marine (30 November 2022 – 7 May 2023)
© The Al Thani Collection 2022. All rights reserved. Photograph by Marc Domage.
