ENTRETIEN # 13

🇫🇷

L’intérieur de la maison de Victor Horta © Archives du Musée Horta, Saint-Gilles

Une entrée de Métro de Hector Guimard à Paris, une lampe de Louis Comfort Tiffany à New York, une affiche d’Alfons Mucha à Prague, un immeuble d’Antoni Gaudi à Barcelone, un textile de William Morris à Londres… Chacun de nous a en tête les lignes sinueuses, les couleurs plus ou moins chatoyantes, les détails empruntés à la nature et tous les autres aspects d’un style emblématique, né à la fin du XIXe siècle : l’Art nouveau. Il se répand en Europe et dans le monde, se décline en de multiples variantes nationales (Arts and Crafts au Royaume-Uni, Jugendstil en Allemagne, Sezessionstil en Autriche, Modernismo en Espagne, etc.), sans qu’on sache toujours lequel a précédé et inspiré l’autre. Pour démêler l’écheveau de l’Art nouveau et retracer l’histoire de ce style, nous avons le plaisir d’interroger Benjamin Zurstrassen. Conservateur du Musée Horta de Bruxelles, il est par ailleurs le président du Réseau Art nouveau Network, un des Itinéraires cultuels du Conseil de l’Europe regroupant une vingtaine de villes et de régions en Europe.

Propos recueillis par Thomas Ménard.

Note : 5 sur 5.

Comment définiriez-vous l’Art nouveau ?
Il existe à mes yeux trois formes d’Art nouveau. D’abord, l’Art nouveau à tendance narcissique que nous retrouvons par exemple chez Victor Horta : des œuvres d’art total faites sur mesure, propices à la contemplation et faisant appel aux métiers d’art les plus raffinés et les plus exigeants. Il y a ensuite une deuxième tendance dite réformiste : c’est un Art nouveau qui a pour objectif d’offrir du mobilier, une architecture, des intérieurs qui soient beaux, honnêtes, justes et qui puissent profiter à toutes les classes sociales. Enfin, il y a pour moi une troisième tendance qui est la mode Art nouveau : après les années 1890 à 1900 qui sont véritablement le moment crucial de formation, de création de ce style, viendra, dès 1900 et grosso modo jusqu’à la Première Guerre mondiale, une mode Art nouveau où les lignes arabesques envahiront les tabatières, les menus objets et les vitrines des grands magasins.

Qui est Victor Horta et quel rôle a-t-il joué dans le développement de l’Art nouveau ?
Victor Horta est né en 1861 et décède en 1947. Il suit une formation d’architecte dès son adolescence et de nombreux historiens de l’architecture considèrent qu’il est l’auteur de la première maison Art nouveau : l’hôtel Tassel, construit à Bruxelles en 1893. Tant architecturalement que par le recours à la ligne et au décor, Victor Horta constitue non seulement une étape dans l’histoire de l’architecture, mais il est aussi considéré, d’une certaine manière, comme le précurseur d’un plan libre et ouvert, qui a tenté d’intégrer les aspects structuraux et les matières modernes comme le fer et la fonte à l’architecture domestique. Il y a enfin l’aspect artistique, en quelque sorte : c’est un architecte qui est parvenu à personnaliser son art, à donner une véritable individualité à sa création, par le recours à une ligne dynamique inspirée d’une nature profondément stylisée. L’œuvre de Victor Horta est certainement la plus typique de l’époque Art nouveau. Elle comprend, résume et développe les tendances symbolistes en jeu à l’époque dans les arts picturaux ou dans la littérature, par exemple. Son influence a été importante auprès de nombreux jeunes architectes en Belgique et même au-delà. Hector Guimard, l’architecte français auteur des entrées de métro de Paris, a découvert l’œuvre d’Horta lors d’un voyage à Bruxelles en 1895. Cela lui a donné la force et l’audace de créer une ligne différente, à la fois inspirée par l’architecte belge et à la fois personnelle.

En quoi est-ce un art total ?
Nous sommes à une époque profondément réformiste. Nombre d’architectes Art nouveau sont proches soit du mouvement socialiste, soit du mouvement anarchiste. Ils rêvent de renouveler la société. Dans ce cadre, l’huile sur toile dans son encadrement de bois doré, symbole de la bourgeoisie parvenue, doit disparaître au profit de la fresque ou du papier peint, dans un décor totalisant qui, en quelque sorte, permet d’unir les arts en une seule expression. Il s’agit de retrouver les sources vitales de l’art du Moyen Âge et d’avant, à une époque où le tableau dans son encadrement doré n’était ni fétichisé, ni un objet de commerce d’art, comme il l’était au XIXe siècle. C’est donc un art total, qui touche autant les peintres, qui se mettent aux arts décoratifs, que les architectes, qui ornent de vastes surfaces planes.

Est-ce un art élitiste ou populaire ?
Comme je l’ai expliqué dans la définition de l’Art nouveau, c’est un art élitiste dans sa tendance narcissique. Il peut également être populaire soit lorsque des créateurs dessinent du mobilier pour les classes les moins favorisées ; soit lorsque, plus tard, l’Art nouveau inspirera la mode.

J’ai cité plusieurs déclinaisons nationales en introduction. S’agit-il vraiment de variantes locales d’un même style ou de styles à part entières ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je pense que d’un point de vue stylistique et formel, les expressions de l’Art nouveau dans les pays d’Europe sont profondément différentes. Il n’y a presque aucun point de comparaison entre l’art de Gaudi à Barcelone et la Sécession à Vienne. En fait, on peut tout de même sans doute souligner quelques tendances générales pour d’une part le Sud de l’Europe et d’autre part le Nord de l’Europe. Par exemple dans les jeunes États baltes, ou même en Hongrie ou en Scandinavie, l’Art nouveau est plus proche du mouvement anglais appelé Arts and Crafts, qui s’inspire du folklore national. C’est un art qui est à la recherche d’une identité et propose un renouvellement des racines nationales du pays ou de la région. Tandis qu’en France, en Belgique ou en Italie, par exemple, il est plus linéaire, plus commercialisable, plus exportable si je puis dire. De sorte que pour certains politiciens, l’Art nouveau sera souvent associé à un mouvement international étranger, à une menace sur l’identité stylistique du pays. Il y a une double tendance et, en fait, si on veut trouver le tronc commun à ces différentes expressions d’un même style appelé Art nouveau, c’est certainement dans l’intention qu’il faut la chercher : à savoir, cet art total dont nous avons parlé, ce retour vers les artisanats d’art et les arts appliqués, cette volonté de réforme, de changement de la société.

Vous présidez le Réseau Art nouveau. De quoi s’agit-il ?
Le Réseau Art nouveau Network est un réseau européen, qui réunit des villes, des régions, des musées, des institutions et même des particuliers, qui ont en commun, soit une passion pour l’Art nouveau, soit un patrimoine lié à cette époque Art nouveau. Nous allons de Riga à Barcelone en passant par Ljubljana et, en France, par exemple, Nancy et depuis peu le musée des arts décoratifs de Paris. Il s’agit de promouvoir cet héritage autant que de partager de bonnes pratiques en termes de restauration, de conservation, de connaissance et d’expertise, mais aussi de valoriser ce patrimoine auprès d’un plus large public.

L’Art nouveau a-t-il ses propres spécificités en Belgique ?
La Belgique est sans doute le pays où est né l’Art nouveau, avec des architectes comme Victor Horta, dont nous avons parlé, mais aussi Henry Van de Velde, Paul Hankar et Gustave Serrurier-Bovy. Contrairement à la France, par exemple, l’Art nouveau belge est profondément enraciné dans l’architecture et c’est là qu’il va véritablement trouver son identité. D’autre part, l’Art nouveau belge n’est pas que linéaire ou floral, comme on l’appelle souvent et comme on le retrouve plus généralement en France, mais il est aussi géométrique, comme on le surnomme parfois à tort. Le mouvement ne veut pas uniquement être évoqué grâce au coup de fouet d’une ligne, mais aussi par des formes qui se répètent, par des triangulations.

Qu’est-ce que le Musée Horta ?
C’est un lieu qui contribue à informer chaque visiteur de l’œuvre de l’architecte belge. Ouvert en 1969, il avait à l’origine pour vocation de présenter et de montrer l’œuvre de Victor Horta dans sa maison personnelle. Depuis lors, il a évolué : c’est une maison restituée avec rigueur et respect, meublé de meubles et d’œuvres provenant souvent d’autres commandes et d’autres réalisations de Horta.

Vous avez choisi trois illustrations pour terminer cet entretien. Pourriez-vous les commenter pour nos lecteurs ?

La première illustration est une lettrine réalisée par Henry Van de Velde pour la revue Van Nu en Stracks [Aujourd’hui et demain] en 1893. C’est très intéressant parce qu’il devait être peintre, mais abandonnera la peinture et le dessin pour se consacrer aux arts appliqués et aux ornements. On voit ici qu’il s’inspire des traces que la mer laisse sur le sable quand elle se retire, des lignes et des formes profondément linéaires, arrondies, douces, dans lesquelles il va comme tracer le titre de cette revue, qui déborde du cadre. C’est cette idée qu’il faut que la peinture sorte des cadres, pour envahir, pour vitaliser l’ensemble de la page. Nous sommes en 1893, l’année-phare de la naissance de l’Art nouveau.

La deuxième image représente l’hôtel Tassel, cette maison construite par Victor Horta dont nous avons déjà parlé. Nous sommes aussi en 1893. On voit très bien que cette façade est empreinte d’un vocabulaire classique, voire égyptien. En son milieu, le bow-window, avec le fer martelé et la fonte, avec le chapiteau des colonnes qui n’est ni grec ni romain, vient en contrepoint proposer une contre-histoire, un style nouveau : celui de Horta.

La troisième illustration que je vous propose est ce très beau dessin de Georges Lemmen, qui a été réalisé pour le catalogue des XX. On a beaucoup parlé d’architecture dans cet entretien, mais il ne faut pas oublier que Bruxelles était aussi un lieu très important pour le commerce et pour l’échange des peintures néo-imprésionnistes et post-impréssionistes : même Van Gogh et Gaugin ont pu y exposer de leur vivant. Le public bruxellois était donc très au courant de ce qui se faisait de plus moderne en Europe. Cette source créative a sans doute aussi pu inspirer de nombreux créateurs Art nouveau.