TRÉSOR DE MUSIQUE # 01

🇫🇷

Clavecin IR 1624, Ioannes Ruckers, 1624 (Anvers)
Modifié aux XVIIe et XVIIIe siècles (France)
Bois et métaux divers, papier, peinture à l’huile, or, ivoire, plume, soie de sanglier, résine
L. 230 cm, l. 84,5 cm, H. (fermé) 94 cm,
Musée Unterlinden, Colmar, inv. 80.7.1
© Musée Unterlinden, Colmar / Thierry Ollivier

Note : 5 sur 5.

Texte : Raphaël Mariani, conservateur du patrimoine, directeur scientifique adjoint, Musée Unterlinden, Colmar

Fabriqué en 1624 à Anvers dans l’atelier de Ioannes Ruckers (1578-1642), le clavecin du musée Unterlinden témoigne du savoir-faire de la dynastie des Ruckers, des facteurs de clavecins réputés dès le XVIIIe siècle et dont les instruments ont été diffusés dans toute l’Europe. Modifié à plusieurs reprises entre 1680 et 1720 environ, il a été négligé au XIXe siècle avant de bénéficier depuis 50 ans d’un regain d’intérêt marqué grâce au renouveau de la musique baroque. Son entrée dans les collections du musée Unterlinden a permis à cet instrument exceptionnel d’être connu à la fois du monde musical et d’un large public, grâce aux concerts, aux enregistrements et aux copies de clavecins modernes qui l’ont pris pour modèle.

Daté grâce au millésime 1624 peint sur sa table d’harmonie, le clavecin de Colmar correspond au modèle de clavecin flamand le plus élaboré du début du XVIIe siècle : il disposait à l’origine de deux claviers superposés et indépendants dits « transpositeurs », qui n’étaient pas destinés à être joués ensemble. Les deux claviers des clavecins transpositeurs étaient décalés d’une quarte mais utilisaient les mêmes cordes, c’est-à-dire un jeu de 8 pieds et un jeu de 4 pieds dans le cas du clavecin de Colmar. Au XVIIe siècle, les musiciens jouaient en effet dans de nombreux diapasons et les clavecins transpositeurs leur permettaient en quelque sorte de disposer de deux instruments dans la même caisse.
Du décor flamand d’origine subsiste le décor peint de la table d’harmonie à motifs de fleurs, d’oiseaux et de papillons. Les papiers caractéristiques des Ruckers, à motifs de frises d’arabesques et imprimés à partir de matrices en bois, sont encore visibles autour des claviers et de la table d’harmonie. Les papiers de la fosse à claviers s’inspirent en la simplifiant d’une frise ornementale présente dans un recueil destiné aux orfèvres et publié en 1554 à Anvers par le graveur flamand Balthasar van den Bos (1518-1580). Ceux entourant la table d’harmonie ont pour modèle La fleur de la science de pourtraicture, un recueil de motifs de broderies mauresques publié à Paris en 1530 par l’artiste florentin Francesco Pellegrino (?-1552). Le reste du décor d’origine a en revanche disparu. Par comparaison avec d’autres clavecins Ruckers, on peut supposer que le piétement était à balustres en chêne tourné et la caisse peinte en trompe l’œil de faux marbre rouge ou vert. Selon l’usage des Ruckers, l’intérieur du couvercle devait être soit recouvert d’un papier peint à effet moiré orné d’une devise latine, soit orné d’une composition peinte à l’huile – scène mythologique, scène de genre ou paysage.

Clavecin IR 1624 , détail de la table d’harmonie montrant la rose et le millésime 1624
© Musée Unterlinden, Colmar / Thierry Ollivier

Vers 1680, le clavecin a fait l’objet d’une première modification importante appelée « petit ravalement ». Elle était souvent pratiquée en France sur des clavecins flamands du XVIIe siècle dont on appréciait les qualités sonores. Elle consistait à agrandir les claviers de plusieurs notes dans les graves (en « aval ») et dans les aigus pour adapter le clavecin au nouveau répertoire. Le « petit ravalement » était réalisé sans élargir la caisse d’origine et sans modification importante de la structure interne de l’instrument. Il s’accompagnait d’un alignement des deux claviers (au détriment du clavier inférieur transpositeur passé de mode) désormais jouables à l’unisson. Le clavecin de Colmar a reçu à cette époque un second jeu de 8 pieds au clavier inférieur avec pour conséquence probable une baisse du diapason d’environ un demi-ton (415 Hz à 400 Hz environ).
Le « ravalement » d’un clavecin s’accompagnait souvent d’une mise au goût du jour de son décor. La peinture noire à filets dorés, visible sur la caisse et le piétement du clavecin de Colmar, remonte peut-être à cette époque. Ce type de décor trouve des équivalents vers 1700 dans le mobilier d’ébénisterie français. Le couvercle flamand d’origine a été remplacé par un nouveau couvercle en bois de sapin. Sa face intérieure est peinte d’un vaste paysage agrémenté d’une scène mythologique empruntée aux Métamorphoses du poète latin Ovide. Sur l’abattant du couvercle, c’est-à-dire au-dessus des claviers, est représenté le duel musical entre le dieu Apollon, tenant la lyre, et le demi-dieu Pan, jouant de la flûte, en présence du roi Midas.

Clavecin IR 1624 , décor peint de la face interne du couvercle
© Musée Unterlinden, Colmar / Le Réverbère

Vers 1720, le clavecin a de nouveau été adapté aux besoins musicaux de l’époque, grâce à un second « petit ravalement » attribué à un facteur de clavecin allemand réputé, Antoine Vater (actif à Paris de 1715 environ à 1759). Les modifications ont porté sur l’étendue des claviers, les registres, le plan de cordage et la structure interne. Les claviers ont été remplacés par des claviers plus étendus dans les aigus (ajout de do# et ré et utilisant des touches plus étroites de façon à tenir en largeur dans la caisse d’origine). Les claviers actuels, dont les touches de tilleul sont plaquées d’ébène et d’ivoire, datent de ce second « petit ravalement ». Les nouveaux claviers ont été munis d’un accouplement dit « à tiroir », un dispositif courant dans les clavecins français du XVIIIe siècle : le clavier supérieur peut coulisser vers le fond, de telle sorte qu’en jouant sur le clavier inférieur, on actionne en même temps le clavier supérieur en faisant ainsi entendre simultanément les cordes des deux claviers. Le clavecin a également été muni d’un jeu de luth qui permet d’appliquer une réglette garnie de peau de daim chamoisée contre les cordes, ce qui en étouffe les vibrations et produit un son similaire à celui du luth. Si les deux ravalements ont largement « francisé » le clavecin flamand d’origine, ils ont aussi préservé certaines caractéristiques de facture propres aux Ruckers. Elles valent aujourd’hui à l’instrument ses sonorités exceptionnelles et permettent d’y interpréter un vaste répertoire allant du XVIIe siècle à Jean-Sébastien Bach (1685-1750).

Clavecin IR 1624 , frise de papier imprimé surmontant les claviers
© Musée Unterlinden, Colmar / Thierry Ollivier

En dehors du millésime 1624 et après une zone d’ombre de plus d’un siècle, l’histoire connue du clavecin est étroitement liée au château de Condé (Aisne) et à ses occupants successifs. Ce grand relais de chasse a appartenu aux princes de Condé, avant d’être acheté en 1719 par Jean François I Leriget de La Faye (1674-1731), diplomate, académicien et collectionneur, qui l’a fait transformer en résidence champêtre à la mode. Le clavecin est mentionné pour la première fois en 1778 dans l’inventaire de ce château, qui appartient alors à la fille cadette de Jean François I Leriget de La Faye. En 1806, l’instrument se trouve dans un état de « dépérissement » qui laisse penser que sa fonction a été plus décorative que musicale au cours du XIXe siècle. En 1819, par le jeu des alliances, le château de Condé et son mobilier deviennent la propriété de Claude Armand Donatien de Sade (1769-1847), le fils cadet du célèbre marquis de Sade. En 1898, le clavecin est rendu jouable dans l’atelier de Courbaron à Clamart : un luthier réencorde l’instrument et fabrique de nouveaux sautereaux. Le piétement est réparé et les peintures rafraîchies. L’usage du clavecin a sans doute été éphémère, car le château de Condé est endommagé pendant les deux guerres mondiales. En 1966, l’instrument est classé au titre des monuments historiques. Il n’était plus en état de jeu lorsqu’il fut vendu en 1978 par le comte de Sade au collectionneur britannique Alan Rubin. Le clavecin est remis en vente sur le marché parisien après avoir fait l’objet d’une importante restauration en 1979-1980 dans l’atelier parisien Les Tempéraments inégaux par le facteur britannique Christopher Clarke et avec l’intervention du facteur Émile Jobin. Exemplaire car respectueuse de l’histoire matérielle de l’instrument, cette restauration a permis de rendre le clavecin à nouveau jouable en le mettant dans un état proche de celui qui était le sien au début du XVIIIe siècle après son second ravalement.

Le clavecin IR 1624 dans le grand salon du château de Condé, 1977
© Pascal Hinous

Le musée Unterlinden a acquis l’instrument en 1980 auprès de la galerie parisienne La Cour de Varenne, à l’initiative du Dr Albert Raber, alors membre du comité de la Société Schongauer, l’association gestionnaire du musée Unterlinden. Depuis lors, le clavecin est exposé au public, maintenu en état de jeu et rendu accessible aux clavecinistes. Il donne lieu chaque année à des concerts et à des enregistrements discographiques. Les interventions techniques comme l’harmonisation ayant une grande influence sur l’esthétique sonore d’un clavecin, le musée Unterlinden a fait le choix de confier depuis 1980 l’entretien des parties sonores de l’instrument à Christopher Clarke, facteur et restaurateur d’instruments anciens à claviers. Malgré les contraintes propres à un musée (les sessions d’enregistrement doivent être réalisées de nuit après la fermeture au public), une trentaine de disques ont été réalisés depuis 1981, par des clavecinistes de premier plan, parmi lesquels Blandine Verlet, Bob Van Asperen, Christophe Rousset ou Jean Rondeau. Grâce au dessin technique de l’instrument dressé par Christopher Clarke, le clavecin de Colmar, souvent considéré comme le type canonique de clavecin Ruckers à deux claviers et à « petit ravalement », a pu être copié depuis quarante ans par de nombreux facteurs français et étrangers. Plus ou moins fidèles à l’instrument original, ces copies sont aujourd’hui utilisées dans le monde entier. Le clavecin de Colmar a ainsi pleinement participé à l’essor des répliques de clavecins historiques, en donnant accès aux musiciens à un patrimoine instrumental indispensable à leur culture musicale et à leur pratique artistique.

Récital de Jean Rondeau sur le clavecin IR 1624 à l’occasion du 400e anniversaire de l’instrument,
Musée Unterlinden, 12 mai 2024 © Abdesslam Mirdass