


Les textes ont été rédigés par Thomas Ménard. N’hésitez pas à lui signaler toute erreur en écrivant à t.menard (a) ladpe.fr. Le Royal Collection Trust ne saurait être tenu pour responsable du contenu de ce parcours.
Par euphémisme, on pourrait dire que les relations entre la France et l’Angleterre, puis le Royaume-Uni, ont parfois été un peu conflictuelles. Il faut bien reconnaître que la Guerre de Cent-Ans a en fait traîné pendant plusieurs siècles. Les nombreuses unions entre les dynasties régnants sur les deux pays, l’anglomanie d’une partie des Français et la francophilie d’une partie des Anglais, les intérêts croisés, qu’ils soient militaires, économiques ou politiques (d’où les alliances matrimoniales), n’ont pas suffi pour établir une paix durable, malgré un certain attrait réciproque, notamment au sein des élites, comme en témoignent les échanges après la paix de 1783 (mais aussi celle de 1802).
En 1789, les Britanniques voient d’abord la Révolution française d’un œil plutôt favorable, puisqu’elle prétend remplacer, en France, la monarchie absolue de droit divin à la française par un régime parlementaire à l’anglaise. Les hordes d’Émigrés qui fuient la guillotine et se réfugient à Londres, la prise de conscience d’une fuite en avant des chefs révolutionnaires, la volonté d’exporter dans toute l’Europe des valeurs françaises considérées par les Français comme universelles (mais suffit-il qu’une valeur soit française pour qu’elle soit universelle ?), poussent les autorités et la population britanniques à condamner l’évolution du mouvement révolutionnaire.
Dès le 1er février 1793, la Convention déclare la guerre à la Grande-Bretagne. Malgré les retournements d’alliance et les choix fluctuants de la plupart des pays d’Europe, le gouvernement de Londres sera le seul à être systématiquement en guerre contre la France, sauf pendant la courte paix d’Amiens (1802-1803). Ce qui était vrai avec les gouvernements révolutionnaires l’est aussi avec Napoléon, qu’il soit général de la Révolution, Premier Consul ou Empereur. Ce dernier considère même le Royaume-Uni comme son principal ennemi. Il lance souvent des campagnes contre des pays tiers (Portugal et Espagne, États pontificaux, Russie, etc.) pour affronter de manière indirecte les Britanniques, notamment pour imposer le Blocus continental. Si Napoléon a souvent été incapable de les battre sur les champs de bataille ou sur les mers, il pense qu’il peut le faire sur le terrain économique. Cela révèle finalement l’antagonisme profond entre les deux acteurs : Napoléon veut instaurer un nouvel ordre politique européen où il imposerait une domination à la fois militaire, politique et juridique, tandis que les ministres du roi Georges veulent maintenir un équilibre entre les pays d’Europe, plus favorable à leurs intérêts commerciaux, financiers et donc économiques. Deux conceptions irréconciliables.
L’amiral Nelson
Buste de sir Francis Chantrey, 1835
Exposé dans la Queen’s Guard Chamber, au château de Windsor

Admiral Nelson (1758-1805), 1835
Sir Francis Chantrey (1781-1841)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN69609
Horatio Nelson est le premier héros de la lutte des Britanniques contre Napoléon. Né le 29 septembre 1758 dans le Norfolk, il s’engage dans la Royal Navy dès 1771, malgré le mal de mer, ironie du sort, qui le fera souffrir jusqu’à la fin de ses jours. Après avoir servi aux Indes, puis pendant la guerre d’Indépendance américaine, il continue sa carrière navale pendant la dizaine d’années de paix entre la France et le Royaume-Uni. Lorsque la Convention déclare la guerre à Londres, il est commandant du HMS Agamemnon et envoyé en Méditerranée. C’est alors que débute le conflit personnel entre Nelson et Bonaparte. Sans se rencontrer, ils se combattent d’abord lors du siège de Toulon (septembre à décembre 1793), qui voit le jeune artilleur corse devenir général de brigade. Nelson part ensuite faire le siège de Calvi, où il perd l’usage de son œil droit. Napoléon n’y est pas, mais on peut imaginer que son âme corse a été heurtée par l’intervention des Anglais sur son île. Précisons aussi que son ancien mentor et désormais l’ennemi de sa famille, Pasquale Paoli, est l’allié des Britanniques. Pour Nelson, suivent d’autres pérégrinations en Méditerranée, puis il est envoyé sur les côtes atlantiques, avec le titre de commodore. La bataille du cap Saint-Vincent (14 février 1797, au Portugal), contre la flotte espagnole alliée à la France, lui vaut l’ordre du Bain et le grade de contre-amiral. Celle de Santa Cruz de Tenerife (22-25 juillet 1797), lui coute un bras ! Après quelques mois de convalescence en Angleterre, il reprend le commandement d’un navire et fait voile vers la Méditerranée. Il a rendez-vous avec Bonaparte en Égypte.
La bataille du Nil (1798)
Tableau de Joseph Cartwright, 1801

The Battle of the Nile, 1801
Joseph Cartwright (c. 1789-1829)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN405398
À travers la campagne d’Égypte (1798-1801), Talleyrand, ministre des Affaires étrangères du Directoire, et Napoléon visent surtout les Britanniques. Alors que le gouvernement de la France a envisagé de confier au jeune général la conquête du Royaume-Uni, celui-ci comprend que cela est impossible et qu’il faut les attaquer ailleurs que chez eux. Son regard se porte alors sur l’Égypte. Au-delà du fait de couper une des routes vers les Indes, argument souvent évoqué, Bonaparte souhaite également semer la zizanie dans ce qui est en passe de devenir un lac anglais, la mer Méditerranée. Ce n’est pas un hasard si l’expédition d’Égypte commence par la conquête de Malte (10-12 juin 1798), qui, alors qu’elle appartient encore à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem (ou ordre de Malte), est déjà devenu un pion essentiel dans le jeu des Britanniques pour dominer les mers. Quelques semaines plus tard, la flotte de Bonaparte arrive en Égypte, après avoir échappé à la poursuite des vaisseaux de Nelson. Le 1er juillet, les Français prennent Alexandrie. Le 21, ils écrasent les Mamelouks lors de la bataille des Pyramides. Le 23, ils entrent dans le Caire et dominent la moitié nord du pays. À ce moment-là, la campagne d’Égypte peut être considérée comme un triomphe, mais cela va vite changer… à cause des Britanniques !
Le 1er août 1798, la flotte de Nelson arrive en rade d’Aboukir. C’est ce qui est représenté sur ce tableau de Cartwright, et ce que les Britanniques appellent la bataille du Nil (Battle of the Nile). Au départ, les forces sont à peu près égales : 13 vaisseaux de ligne de part et d’autre. Mais il y a en plus quatre frégates du côté français et près de 11 000 marins français pour un peu plus de 8 000 Britanniques. Pourtant Nelson triomphe. Quatre des 17 navires de Napoléon sont détruits, notamment L’Orient, le navire-amiral. Il y aurait eu 2 000 morts côté français (dont 1 000 sur L’Orient), contre seulement 218 côté britannique. Plus grave pour la suite, neuf navires français sont capturés et passent sous pavillon anglais. Et c’est là que repose vraiment la défaite de Napoléon : la Royal Navy se renforce et confirme sa supériorité. Le rendez-vous suivant est fixé au large de l’Espagne.
La bataille de Trafalgar (1805)
Gravure de Thomas Hellyer, 1807

The Battle off Trafalgar, 1 Feb 1807
Thomas Hellyer (active 1797-1807)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN735122
Pour comprendre ce qui s’est passé au large des côtes atlantiques de l’Espagne, il faut d’abord se rendre dans la Manche. Après son retour de la campagne d’Égypte, qu’il transforme en triomphe même si c’est un demi-échec, le général Bonaparte est suffisamment puissant à Paris pour envisager de prendre le pouvoir. Le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) fait de lui le Premier consul du nouveau régime. Certains considèrent cet événement comme un putsch militaire, ce qui est erroné. Ce n’est pas l’armée qui prend le pouvoir politique en France, mais un militaire. D’ailleurs, le futur empereur veille à ce que les militaires soient le moins possible associés au pouvoir. Les premières années de son règne consistent même à ramener une paix générale en Europe, y compris avec Londres.
Lorsque le traité d’Amiens est rompu avec les Britanniques, en 1803 (à cause de leur refus d’évacuer Malte, comme cela était prévu par le traité), le Premier Consul reprend l’idée de conquérir le Royaume-Uni. À cette fin, il rassemble 200 000 hommes dans des camps sur les côtes de la Manche, le plus connu étant celui de Boulogne. Il estime qu’il faut à peine 48 heures pour faire traverser ses troupes sur une multitude de navires de transport de toutes sortes. C’est ce qu’il appelle « la descente ». Sauf que la Royal Navy veille sur les côtes britanniques. Il a donc besoin du renfort de la flotte du vice-amiral Villeneuve, basée en rade de Toulon, ainsi que des navires de son allié espagnol. Mais Nelson est encore maître de la Méditerranée !
Passons sur les détails du plan de Bonaparte, entre temps devenu Napoléon Ier, puisque rien ne se passe comme prévu. Et, encore une fois, laissons parler les chiffres. Le 21 octobre 1805, au large du cap de Trafalgar, du côté atlantique du détroit de Gibraltar, les Français et les Espagnols alignent 33 vaisseaux de ligne, 5 frégates, 2 bricks et environ 26 000 hommes, tandis que les Britanniques ne disposent que de 27 vaisseaux de ligne, 4 frégates, 1 goélette, 1 boutre, et seulement 18 500 hommes. Mais c’est encore une fois un triomphe pour le vice-amiral Nelson, malgré l’infériorité numérique de sa flotte. Quatre vaisseaux sont détruits du côté de l’Empereur, et 17 sont capturés. Nelson conserve tous ses navires. Les alliés déplorent plus de 3 300 morts et plus de 2 500 blessés. Il y a « seulement » 446 morts du côté britannique, et 1 246 blessés. Environ 8 000 marins français et espagnols sont fait prisonniers.
Les conséquences de la défaite de l’Empereur sont considérables. La plus grande partie de la flotte de la Méditerranée étant perdue, le projet d’invasion des iles britanniques tombe à l’eau (sans mauvais jeu de mots). La suprématie des Anglais sur les mers est une nouvelle fois confirmée. Certes, Napoléon peut lancer les troupes rassemblées au bord de la Manche sur d’autres proies, notamment la Prusse et l’Autriche. Mais les Anglais ont une nouvelle fois prouvé qu’il était possible de vaincre l’Empereur.
La balle qui a tué Nelson
Exposée dans la Queen’s Guard Chamber, au château de Windsor

The Nelson Bullet, 1805
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN61158
« Nous avons perdu plus que ce que nous avons acquis ». C’est ainsi que le roi Georges III accueille la nouvelle de la victoire de Trafalgar. Le Royaume-Uni a triomphé, mais l’homme qui a permis ce triomphe n’est plus. Le vice-amiral vicomte Nelson est mort à bord du Victory. C’est l’un des tireurs d’élite français qui, depuis le mât de misaine du Redoutable, a tué le héros britannique. La balle de mousquet a traversé une épaule, un poumon et la colonne vertébrale. L’agonie dure plus de trois heures. Les nombreux témoins rapportent les paroles et les pensées de Nelson, qui vont vers lady Hamilton, vers Dieu et vers sa patrie. On se souvient également du fameux « Embrasse-moi, Hardy », murmuré à Thomas Hardy, capitaine du HMS Victory et fidèle entre les fidèles.
Après la mort de Nelson, William Beatty, le chirurgien de bord, extrait la balle de son corps. Écrasée par le choc, elle est mêlée avec les fils d’or des épaulettes de lord Nelson. Beatty la fait placer dans un pendentif que, dit-on, il porte jusqu’à la fin de sa vie. En 1842, après sa mort, le pendentif est offert à la jeune reine Victoria. La balle de 15 millimètres de diamètre pèse 22 grammes. Elle a causé l’un des plus grands traumatismes de l’histoire anglaise, comme en témoignent les funérailles de Nelson, évoquées dans le Parcours Napoléon à Londres.
Le duc de Wellington
Buste de sir Francis Chantrey, 1835
Exposé dans la Queen’s Guard Chamber, au château de Windsor

Arthur Wellesley, 1st Duke of Wellington (1769-1852), 1835
Sir Francis Chantrey (1781-1841)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN35332
Dans le panthéon des glorieux militaires britanniques qui ont vaincu Napoléon, le duc de Wellington figure en première place aux côtés de lord Nelson. Cette courte biographie peut être complétée par la notice figurant dans le Parcours Napoléon dans la Waterloo Chamber du château de Windsor.
Arthur Wellesley est né en Irlande le 1er mai 1769, quelques mois avant la naissance de son futur ennemi, Napoléon Bonaparte (15 août 1769). Fils du comte de Mornington, il a une jeunesse assez cosmopolite : après avoir étudié à Eton (1781-1785), puis à Bruxelles, dans les Pays-Bas autrichiens, il rejoint l’académie d’équitation d’Angers, dans le royaume de France. En 1787, il devient enseigne dans l’armée britannique, puis lieutenant et, pendant les cinq années suivantes, il sert comme aide-de-camp de lord Buckingham, lord lieutenant d’Irlande, puis de son successeur, le comte de Westmorland.
Continuant à gravir les échelons dans l’armée britannique, il combat une première fois contre les Français lors de la campagne de Flandre (1793), puis il est envoyé aux Indes, où il est bientôt rejoint par son frère ainé, Richard, lord Mornington, tout juste nommé gouverneur général (1798). Ils en repartent ensemble en 1805 et, sur le chemin du retour, séjournent aux Briars, lors de leur escale à Sainte-Hélène ! Pendant ces quelques années coloniales, Arthur a brillamment combattu les ennemis des Britanniques, réprimé les soulèvements, notamment celui du fameux sultan de Mysore, Tipû Sahib, exercé des commandements à la fois militaires et civils et amassé une fortune non négligeable.
De retour à Londres, alors qu’il patiente dans l’antichambre du ministre de la Guerre, il rencontre celui qui est déjà l’orgueil de la nation, le vice-amiral Horatio Nelson. Celui-ci a traqué les vaisseaux français dans toute la Méditerranée et s’apprête à repartir sur les mers. Sept semaines plus tard, il est victime d’une balle française alors qu’il vient de remporter la bataille de Trafalgar. Wellesley est quant à lui envoyé en Allemagne puis il se met en congé de l’armée pour se lancer en politique. Il est élu aux Communes en janvier 1806, dans le camp des conservateurs, et repart pour Dublin en tant que secrétaire en chef pour l’Irlande, avant de reprendre sa carrière militaire.
En 1807, il participe à la seconde bataille de Copenhague et, l’année suivante, il est envoyé au Portugal, avec le titre de lieutenant général. Le temps de la guerre péninsulaire (Peninsular War) est arrivé.
Godoy et le début de l’aventure espagnole
Epée et fourniture conçues par la manufacture de Versailles, 1800-1802
Exposées dans la Queen’s Guard Chamber, au château de Windsor

Robe sword, scabbard and baldric, 1800-1802
Manufacture de Versailles
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN61169
Depuis la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), qui avait confirmé que le petit-fils de Louis XIV pouvait monter sur le trône de Madrid, des Bourbons règnent au-delà des Pyrénées. Naturellement, ces derniers s’associent aux autres souverains européens pour réprimer la Révolution et libérer Louis XVI et Marie-Antoinette. Au terme de ce que Thierry Lentz appelle « une courte et désastreuse campagne militaire contre les armées révolutionnaires » dans son Dictionnaire Napoléon, l’Espagne doit faire la paix avec la France. Celle-ci est formalisée lors du traité de Bâle du 22 juillet 1795 : le royaume d’Espagne reconnait la République française et récupère la plupart des territoires envahis par les armées révolutionnaires. Elle doit aussi rendre à la France la moitié de Saint-Domingue qu’elle occupe depuis le traité de Ryswick (1697). Vient ensuite le traité de San Ildefonso du 18 août 1796 : l’Espagne s’engage cette fois à lutter aux côtés de la France contre l’Angleterre.
L’artisan de ce rapprochement avec la France, sans doute forcé, est le sulfureux Manuel Godoy y Alvarez de Faria. Né le 12 mai 1767, il est issu d’une famille noble, mais pauvre. Il rejoint la garde royale, où il est repéré par l’héritier du trône, le prince des Asturies. Il devient son favori, en même temps que l’amant de la princesse des Asturies. Le 14 décembre 1788, son protecteur monte sur le trône sous le nom de Charles IV et les honneurs commencent à s’accumuler sur les fières épaules de Godoy. Aux grades dans l’armée espagnole s’ajoutent les titres de noblesse (duc d’Alcudia avec grandesse, duc de Sueca et marquis d’Alvarez), les ordres royaux (la Toison d’or) et d’innombrables richesses. Finalement, en 1792, il accède aux fonctions de secrétaire d’État, c’est-à-dire chef du gouvernement. L’amant de la reine est alors tout puissant, surtout qu’il épouse une princesse de sang royal, cousine du roi. Il est autant corrompu qu’il est détesté par une partie de l’élite et du peuple. Mais il est aimé par le roi – et la reine ! – qui lui accorde le titre éloquent de prince de la Paix, après les traités pourtant humiliants imposés par la France.
Avec l’aide de son frère Lucien, qui est ambassadeur à Madrid, Napoléon essaie d’utiliser Godoy dans la lutte contre l’Angleterre, à travers le Portugal. C’est le point de départ de l’aventure espagnole (ou plutôt ibérique). Depuis 1373, le Portugal entretient une alliance diplomatique et militaire avec l’Angleterre. On prétend d’ailleurs que c’est aujourd’hui la plus ancienne en vigueur dans le monde. On comprend donc aisément que Lisbonne ne souhaite pas s’associer au blocus continental, imposé par l’Empereur aux pays européens pour étrangler les Britanniques sur le terrain commercial, économique et financier, puisqu’il semble compliqué de les battre sur le terrain militaire. Napoléon s’entend donc avec le prince de la Paix : la France et l’Espagne vont s’allier pour envahir le Portugal et chasser la famille royale. En échange, le gourmand Godoy recevra une gigantesque principauté en Lusitanie. Mais, bien sûr, Londres décide de soutenir ses alliés portugais. Alors que la famille royale, le gouvernement et la cour ont fui vers la colonie brésilienne, Junot entre dans Lisbonne le 30 juin 1808. Moins d’un mois plus tard, le 21 août, il doit capituler devant l’armée anglo-portugaise commandée par Arthur Wellesley. Soult, Victor et Masséna sont tour à tour repoussés. En 1811-1812, Wellesley a déplacé la guerre en Espagne.
Le 25 juillet 1805, Napoléon Ier avait élevé Godoy au rang de grand-aigle dans l’ordre de la Légion d’honneur (voir ici), c’est-à-dire la dignité la plus importante, après celle de grand-maître : l’Empereur est le grand-maître, tandis que Lacépède est le grand chancelier. Le document des Archives nationales doit dater de la Restauration, puisqu’il mentionne l’« Ordre royal de la Légion d’honneur », ainsi que la dignité de « Grand’Croix », qui remplace celle de grand-aigle par la volonté de Louis XVIII, le 26 mars 1816 (pour être plus précis, la grand-croix remplace le grand-cordon, qui avait remplacé le grand-aigle en 1814).
D’après les conservateurs des collections royales britanniques, ce sabre est justement lié à la dignité de grand-aigle de la Légion d’honneur attribuée à Godoy. Il est de la même provenance que l’épée d’apparat du Premier consul, dont nous avons parlé au début de ce parcours, à savoir la manufacture d’armes de Versailles, dirigée par Boutet (les armes de Godoy figurent sur l’objet, tout comme la mention de la manufacture et, probablement, la marque de Boutet).
Après l’entrevue de Bayonne, que nous allons évoquer avec l’objet suivant, Godoy suit le roi en exil à Fontainebleau. Ses biens sont saisis par la junte de Séville, puis vendus aux enchères. En 1809, l’épée est acquise par Richard Colley Wellesley (1760-1842), frère aîné du futur duc de Wellington, qui avait été, nous l’avons dit, gouverneur général des Indes britanniques, avec Arthur à ses côtés, avant d’être nommé ambassadeur en Espagne en 1809 : non l’Espagne de Joseph Bonaparte, mais celle que les Français considèrent comme rebelle et que les Anglais soutiennent. L’année suivante, il est secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il fait alors cadeau de l’épée au Prince Régent. Elle entre dans les collections de l’armurerie de Carlton House le 18 mars 1811. On sait que le 26 mars 1842, elle est envoyée au château de Windsor.
Joseph en Espagne
Caricature de Thomas Rowlandson, 1808

King Joe and Co., making the most of their time previous to quitting Madrid,
25 – 25 Sep 1808
Thomas Rowlandson (1757-1827)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN810711
L’affaire espagnole se complique le 19 mars 1808, lorsque Charles IV est chassé du trône en faveur de son fils, désormais Ferdinand VII. Après bien des rebondissements, le père et le fils sont convoqués à Bayonne le 30 avril suivant. C’est la fameuse « souricière de Bayonne ». Chacun s’attend à ce que l’Empereur tranche en faveur de l’un ou de l’autre, mais il préfère envoyer les deux Bourbons en exil en France, le père à Fontainebleau, le fils à Valençay chez Talleyrand. À leur place, il désigne son propre frère, Joseph, qui régnait alors dans un autre royaume pris à des Bourbons, celui de Naples. Nous avons déjà parlé du règne de José Primero dans la première partie de ce Parcours.
Au cours de l’épopée napoléonienne, les Espagnols sont ceux qui se sont battus le plus férocement contre l’occupation de leur pays. Ce royaume périphérique et l’engagement considérable en hommes et en argent pour le maintenir ont été une véritable épine dans le pied de la stratégie de conquête de l’Empereur. On parlera même de cancer espagnol. En fragilisant l’édifice napoléonien, la résistance espagnole a donc constitué l’une des toutes premières étapes de la ruine de cet édifice. Évidemment, les Britanniques y ont largement contribué. L’argent de Londres et les armées d’Arthur Wellesley ont permis aux rebelles et à leur junte de tenir une grande partie du territoire espagnol. Si les armées régulières des deux camps enchainaient tour à tour victoires et défaites, la guérilla (le terme semble être apparu à ce moment-là) des civils espagnols, souvent menés par des aristocrates ou des prêtres réactionnaires, épuisaient les soldats de l’Empereur. Le climat intervient sans doute aussi dans la défaite finale des Français, ainsi que les pillages. À tous les niveaux de l’armée et de l’administration, en effet, les Français et leurs alliés s’adonnaient au pillage, même s’ils préféraient parler de prise de guerre, voire de contribution.
C’est bien ce dont il est question sur la caricature présentée ici. Comme le dit la légende, le roi Joseph et ses compagnons (King Joe & Company) profitent au maximum de leurs derniers moments avant de quitter Madrid. Au centre, un Joseph perruqué récupère la couronne et l’orbe dans un placard, alors qu’il a déjà un sceptre à la main et un autre dans sa poche de pantalon. Autour de lui, des soldats remplissent des coffres avec des sacs de ducats et de médailles, ainsi que des trésors d’argenterie et d’orfèvrerie. Ailleurs, on s’empare d’une Madone à l’Enfant, tandis qu’un soldat s’apprête à taper sur un buste avec son marteau. On emporte même les rideaux. Au sol, on n’a pas oublié les trésors des églises, qui sont nombreux en Espagne : mitre, crosse, croix et autre calice seront du voyage.
Cette caricature fait peut-être référence à la première retraite de Madrid, le 31 juillet 1808, alors que Joseph avait été obligé de quitter sa capitale après seulement 10 jours. Il ne put y revenir que le 22 janvier 1809. Deux jours plus tard, la junte centrale de Séville signait une alliance avec Londres. Au fil des années, la scène se répéta, notamment le 11 août 1812 (il put rentrer à Madrid le 2 novembre) et, surtout, le 17 mars 1813. Le roi Joseph abandonnait sa capitale pour n’y plus revenir. Mais il ne partait pas les mains vides.
La retraite du roi Joseph
Caricature de Thomas Rowlandson, 1808

King Joe’s Retreat from Madrid, 21 Aug 1808
Thomas Rowlandson (1757-1827)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN810700
Cette seconde caricature fait également référence à la première retraite de Madrid. Comme nous l’avons dit, Joseph ne peut occuper sa capitale que pendant dix jours, du 21 au 31 juillet 1808. Le terrain a été préparé par Murat, qui avait été nommé lieutenant-général en Espagne. Mais sa terrible répression du soulèvement de Madrid de début mai 1808 a mis le feu aux poudres et entraîné l’embrasement de l’Espagne. Chacun connait la manière dont Goya a immortalisé ces deux événements : le soulèvement du Dos de Mayo (2 mai) et les exécutions du Tres de Mayo (3 mai).
Pendant des mois, les cinq armées françaises envoyées en Espagne, pourtant commandées par des officiers efficaces et expérimentés, sont impuissantes à écraser la guérilla. Il faut dire que la concurrence et la mésentente entre les lieutenants de l’Empereur n’aident en rien, pas plus que leur défiance vis-à-vis du roi Joseph. Finalement, Napoléon est contraint d’intervenir lui-même. La campagne d’Espagne ne traine pas. Le 7 novembre 1808, il est à Vitoria, au pays basque espagnol. Un mois plus tard, le 4 décembre, il reprend Madrid. Quelques semaines plus tard, il est de retour à Paris. C’est dans ce contexte que se déroule la terrible retraite de La Corogne : acculées, les troupes britanniques doivent se porter à la mer et réembarquer sur les côtes galiciennes. Le 16 janvier 1809, sir John Moore, le commandant britannique, est tué. Soult chasse les Anglais. Mais ceux-ci reviennent sans trop tarder avec à leur tête un autre commandant : le futur duc de Wellington.
Cette caricature est loin de respecter la réalité historique. Napoléon, en effet, est victorieux et rétablit Joseph sur son trône. L’image d’un empereur fuyant sans prendre le temps de secourir son frère aîné est donc fausse. Il s’agit bien sûr de propagande. En revanche, comme avec la caricature précédente, la réputation de pilleurs des Français et de leur roi d’Espagne est déjà bien établie, dès les premiers mois du règne. Encore une fois, cet aspect, même s’il est vrai, est ici exagéré et participe à la propagande britannique. Quant au traitement du problème espagnol par l’Empereur, il est presque prémonitoire. En effet, c’est peut-être sa première véritable erreur stratégique à l’échelle de la mise au pas du continent européen : dans les années qui suivent, Napoléon va laisser pourrir la situation dans la péninsule ibérique et refusera toujours de donner à son frère les moyens de rétablir la situation. Mais l’aurait-il pu ?
La bataille de Vitoria (1813)
Tableau de George Jones, 1822

The Battle of Vittoria, 1822
George Jones (1786-1869)
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN407186
Après son départ, Napoléon laisse 350 000 hommes en Espagne, commandés notamment par Soult, Marmont, Suchet, Bessières et Macdonald. C’est presque trois fois plus que les forces britanniques, espagnoles et portugaises réunies. Cette supériorité numérique permet aux Français de tenir un moment. Mais c’est sans compter les hordes de civils espagnols qui participent à la résistance et, comme nous l’avons dit, épuisent l’armée régulière par leur harcèlement sans fin. D’autant plus que des troupes britanniques ne cessent de débarquer dans la péninsule.
La bataille finale de cette guerre d’usure se déroule le 21 juin 1813, à Vitoria, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière française. L’armée de Joseph est coupée en deux, la retraite est chaotique : les Français doivent abandonner l’artillerie, mais aussi les fourgons remplis des trésors pillés à travers l’Espagne, notamment les chefs-d’œuvre des collections royales. La défaite est également humiliante pour la France, puisque c’est finalement une petite et rapide bataille (« seulement » 700 morts de part et d’autre) qui met un terme à l’aventure espagnole. Napoléon est évidemment furieux : le roi Joseph, qui ne règne plus sur rien, est rappelé à Paris ; Soult prend le commandement de l’armée française d’Espagne. Mais celle-ci opère désormais dans le sud de la France, puisqu’il s’agit désormais d’arrêter le duc de Wellington qui menace le pays. Arthur Wellesley avait en effet été titré vicomte Wellington en 1809, avant de devenir comte, puis marquis de Wellington en 1812. Le 3 mai 1814, peu après la première abdication de l’Empereur, il est finalement élevé au rang de duc.
Ce tableau de George Jones, qui servit lui-même en tant qu’officier pendant la guerre péninsulaire, est une commande de Georges IV et date de 1822. Il était destiné à orner un mur de la salle du trône du palais de Saint-James, et c’est là qu’il se trouve encore de nos jours. Notre regard est immanquablement attiré par Wellington, sa cape blanche et son fier destrier de la même couleur. Sur une éminence, en face de la ville de Vitoria assiégée par les Français, il donne ses derniers ordres à l’état-major. Il y a comme un contraste entre les troupes britanniques bien rangées, au deuxième plan, et les Français qui semblent être complètement désorganisés autour des remparts de la ville. C’est sans doute là que réside le principal motif de l’échec espagnol : loin de Madrid, Napoléon n’est jamais parvenu à mettre de l’ordre dans l’état-major de son armée d’Espagne, où ses fidèles lieutenants ne cessaient de se chamailler entre eux, mais aussi avec le roi Joseph.
Le bâton de maréchal de Jourdan
Exposé dans la Queen’s Guard Chamber, au château de Windsor

Marshal Jourdan’s Baton and case, 1804
Royal Collection Trust / © His Majesty King Charles III 2023 / RCIN61176
Parmi les nombreuses reliques de la bataille de Vitoria présentes dans les collections britanniques, celles du souverain conservent le bâton de maréchal de Jourdan. Comme nous l’avons dit, les Français ont dû abandonner la plupart de leurs fourgons dans la déroute. Il ne s’agissait pas seulement des fruits du pillage du roi Joseph, de ses officiers, des simples soldats et de tous ceux qui ont suivi l’armée française, mais d’une partie des bagages personnels de ces derniers.
C’est ainsi que les Anglais récupèrent le bâton de maréchal de Jean-Baptiste Jourdan (1762-1833), qui était major-général de l’armée d’Espagne. Celui qui avait servi tour à tour le roi de France, la Révolution (le vainqueur de Fleurus en 1794), le Directoire et Napoléon, est élevé à la dignité de maréchal d’Empire par ce dernier, le 19 mai 1804. Il rejoint ainsi l’élite du nouveau régime, en même temps que dix-sept autres de ses collègues, comme nous l’avons vu dans l’article sur « Napoléon et sa cour ». L’insigne, orné des aigles habituelles, porte les mentions gravées : « Terror belli, decus pacis » (Terreur durant la guerre, ornement pour le temps de paix) et « Jean Baptiste Jourdan Nommé par l’Empereur Napoléon Maréchal de L’Empire le 29 Floréal Anno 12 ».
Dès le lendemain de la bataille de Vitoria, Wellington expédie le bâton à Londres. Il écrit à lord Bathurst, secrétaire d’État à la Guerre et aux Colonies : « Je confie cette dépêche à mon aide-de-camp le capitaine Freemantle, que je vous prie de prendre sous votre protection. Il aura l’honneur de déposer aux pieds de Son Altesse Royale le Prince Régent les couleurs du 4e bataillon du 100e régiment, ainsi que le bâton de maréchal de France du maréchal Jourdan, pris par le 87e régiment ». Cette cérémonie se tient le 3 juillet suivant et le futur Georges IV répond à Wellington : « Vous m’avez envoyé, parmi les trophées de votre gloire incontestée, le bâton d’un maréchal français. Je vous envoie en retour celui de l’Angleterre. L’armée britannique le saluera avec enthousiasme, pendant que l’Univers reconnaitra les valeureux exploits qu’il appelait de ses vœux de manière si pressante ». C’est en effet le 3 juillet 1813 que le marquis de Wellington est élevé au grade de Field Maréchal de l’armée britannique : Outre-Manche, il s’agit en effet d’un grade, tandis que c’est une dignité en France.
