RECHERCHE # 01

🇫🇷

Statue de Napoléon Ier, par Charles-Émile Seurre, dans le vestibule de l’Hôtel de Ville d’Ajaccio.
Carte postale ancienne © DR.

Note : 5 sur 5.

Entre Histoires et Mémoires. Usages, représentations et métamorphose de la mémoire en Corse (XVIIIe – XXIe siècles).
Thèse pour le doctorat en Cultures et langues régionales, Université de Corse, soutenue publiquement le 14 novembre 2024.

Note : 5 sur 5.

Texte : Marcandria Peraut, docteur en Cultures et langues régionales (Université de Corse – UMR LISA), postdoctorant à la Maison française d’Oxford / Université des Antilles.

« De quoi est faite la mémoire des Corses ? » Voilà l’interrogation qui posa les jalons de la réflexion qui va suivre. Né dans l’île dans les années 1990, j’ai observé depuis l’enfance, sans doute involontairement d’abord, la Corse autant que les Corses. Cette enfance partagée entre les villages d’Alata et de Murzo a été bercée par des récits ruraux, villageois et communaux aux antipodes de la « Grande Histoire » héroïque de Corse. À dix ans, je quittais les plages de Lava et la route de Sagone reliant Alata à Murzo pour prendre enfin la route d’Ajaccio notamment celle du collège Laetitia Bonaparte. « En ville », l’omniprésence de la « geste » impériale coudoie l’iconographie relative aux deux Guerres mondiales : maisons natales, musées, nom de rues, bustes, plaques et statues, assurent aux « touristes en balade » autant qu’aux résidents, la fulgurance du passé héroïque de la Corse et particulièrement de la Corse française. Un premier décalage avait donc été observé dès la préadolescence entre une mémoire communale et familiale faite de légendes et de ruralité, et cette « nouvelle réalité » faite de « hauts faits », de « grands moments » et surtout de « grands personnages ».

Cette ambivalence de récits plonge l’adolescent corse des années 1990-2000 dans une situation ambiguë générée par l’impression non-expliquée que deux « imaginaires spectraux nationaux[1] » s’affrontent. Une concurrence mémorielle caractéristique du croisement de deux récits – celui de la Corse française, dominant depuis la Révolution française, et celui de la Corse autonome, spécifique, voire indépendante – s’amorçait. De toute évidence, l’attention d’un étudiant insulaire en passe de réaliser une thèse de doctorat en Histoire ou en Anthropologie est aujourd’hui cristallisée autour de la compréhension du groupe corse dont le tissu social semble constamment déchiré en raison d’un passé devenu ambigu, contradictoire, où domine le sentiment subconscient, relevant presque de l’instinct primitif ou animal, que d’aucuns se jouent des ficelles de la mémoire des Corses. Cet enchevêtrement de ficelles, rapetissées, allongées ou métamorphosées, variant selon le rythme des temporalités politiques, engendre une « cacophonie de contre-mémoires lancées dans une compétition pour la signification du passé[2] ».

De manière inédite, et ne renonçant jamais à l’une ou l’autre normativité disciplinaire historique ou anthropologique, cette thèse dresse, à partir de divers exemples riches en matériaux archivistiques, empiriques et iconographiques issus du territoire insulaire, un portrait complet de la mémoire en Corse du XVIIIe siècle à nos jours.

Ma recherche de doctorat a été ainsi articulée autour de la problématique suivante : « Comment, sous quelles conditions, et à quel degré les grands récits faits d’usages politiques du passé, souvent héroïques ou « héroïsés », ont pénétré, métamorphosé et forgé la mémoire collective des insulaires ? ». Cette recherche m’a ainsi permis de révéler une superposition de récits, alternant en fonction des temporalités politiques, entraînant à la fois concurrence mémorielle et conflictualité. L’essai tiré de cette thèse, qui sera publié aux éditions Le bord de l’eau en 2025, met ainsi l’accent sur l’usage politique des grandes personnalités et familles de l’île. En questionnant de surcroît le rapport particulier que la Corse et les Corses entretiennent avec la figure du héros, cette étude m’a permis d’observer un réel fossé entre le discours politique et institutionnel insulaire – bâti autour d’un passé « idéal » et « glorieux » –, et la mémoire populaire au sein de laquelle le souvenir d’une vie rurale et pénible prédomine.


[1] Jean-Guy Talamoni, « Littérature et construction politique : l’exemple du primu riacquistu corse (1896-1945) », Thèse pour le doctorat en Cultures et langues régionales, Université de Corse, 2012, p. 186. Ici Jean-Guy Talamoni adapte à la Corse le concept d’« imaginaire spectral national » théorisé par Benedict Anderson dans L’imaginaire national, Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 2002, p. 23.

[2] Michèle Baussant, « Patrimoines postcoloniaux en transit », dans Pierre Sintès et Alessandro Gallichio (dir.), Rue d’Alger, Art, mémoire, espace public, Paris, Éditions MF, 2022, p. 191.

Monument commémoratif de Napoléon Ier, par Lorenzo Bartolini, à Bastia
© Jean-Charles Marsily

Note : 5 sur 5.

JURY
Mme Michèle BAUSSANT, Directrice de Recherche, CNRS
Mme Christine CHIVALLON, Directrice de Recherche, CNRS
Mme Vannina LARI, Docteure-HDR, Université de Corse
M. David A. BELL, Professeur, Université de Princeton, États-Unis
M. Didier REY, Professeur, Université de Corse
M. Michel VERGÉ-FRANCESCHI, Professeur émérite, Université de Tours
M. Eugène GHERARDI, Professeur, Université de Corse
M. Jean-Guy TALAMONI, Docteur-HDR, Université de Corse