RÉSIDENCE # 02/07

🇫🇷

Compotier du service de Monsieur le Duc
Porcelaine tendre, Manufacture de Chantilly, entre 1730 et 1740
Provenance : Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé, dit « Monsieur le Duc »
Marque : cor de chasse et marque de peintre (lettre B), à l’or au revers 
D. 20 ; H. 4,4
Musée des arts de la table / CD 82. Inv. 2020.29.1
© Musée des arts de la table. Photo Jean-Michel Garric

Note : 5 sur 5.

Texte : Jean-Michel Garric, chef de service, Abbaye de Belleperche – Musée des Arts de la Table.

Ce compotier fit partie d’un service destiné au dessert, fabriqué pour le fondateur de la manufacture de Chantilly, le prince Louis IV Henri de Bourbon-Condé (Versailles, 1692 – Chantilly, 1740).
Si la forme de l’objet est tout à fait française, le décor, excepté les dents de loup dorées en bordure, reprend un motif typiquement chinois et non japonais comme on le croit souvent. Il s’agit de l’association du dragon céleste (long) et de l’oiseau fenghuang qu’on désigne en Europe sous le nom erroné de « phénix ». Deuxième des quatre animaux mythologiques et roi de tous les volatiles, cet oiseau immortel possède cinq plumes correspondant chacune à une vertu. Il symbolise la paix, la félicité, la féminité, et représente la direction du sud, l’été, la chaleur, le feu. Sa couleur est le rouge.
La représentation de deux fenghuang tournoyant, comme ici, n’est pas celle d’un combat de coq mais l’image de l’harmonie suprême. C’est aussi une allégorie de prospérité, de bon gouvernement et l’illustration de l’unification de la Chine dont la dynastie mandchoue des Qing (1644-1911) a fait un large usage politique. Lorsqu’il est représenté isolément, le fenghuang appartient à la sphère masculine du yang mais avec le dragon il devient femelle et bascule vers le yin. L’association de l’oiseau avec le dragon céleste, le plus puissant de tous les dragons, possède donc un double sens : empereur / impératrice et masculin / féminin, c’est-à-dire l’harmonie conjugale parfaite. Sur les bords relevés du compotier, entre les dragons, figure la sapèque enrubannée, l’un des huit talismans précieux, garant de richesse et de réussite sociale.
Bien entendu, les peintres de Chantilly n’avaient aucune idée des significations profondes et entremêlées de cette iconographie chinoise complexe. Le commanditaire princier ne voyait que l’exotisme du motif d’Extrême-Orient, mais aussi son caractère de nouveauté. En effet, la manufacture a copié, non sans quelques maladresses de la part du peintre dans les détails anatomiques des animaux fabuleux qui lui étaient étrangers, un décor créé à la manufacture de Meissen en Saxe vers 1730, à la demande d’un marchand français, Lemaire, qui vendit à Paris les objets ainsi décorés, en les faisant passer pour des pièces importées du Japon, justifiant ainsi un prix élevé. La supercherie fut découverte en 1731 et la production confisquée par le roi de Saxe, Auguste II le Fort. En 1734, le roi Auguste III a finalement choisi ce motif pour l’exécution d’un grand service livré l’année suivante à la cour de Dresde. Ce sont peut-être des pièces vendues à Paris par Lemaire au début de la décennie qui ont servi de modèle à Chantilly.
Connu sous le nom de « dragon rouge », ce décor devenu très vite célèbre fut largement exploité par Meissen jusqu’au XXe siècle inclus. Il reprend donc un motif traditionnel chinois, copié sur des pièces importées et exécuté dans une bichromie rouge et or qui est tout simplement, par la suppression du bleu, une simplification (certains spécialistes disent « un abâtardissement ») des décors Imari. Cette simplification technique développée en Chine dans les années 1720 s’est répandue en Occident avec les exportations de porcelaines autour de 1730, d’où l’idée conçue par le marchand Lemaire qui voulut profiter, de façon quelque peu malhonnête, de la vogue de cette alliance rouge et or, appelée « sang et lait » par les Anglo-Saxons.
Si le « dragon rouge » a marqué l’histoire de la production de Chantilly et demeure un exemple raffiné du goût européen pour les motifs chinois autant que japonais, le service du prince de Condé est resté un unicum en France. En Allemagne, en revanche, ce motif, décliné aussi en vert, bleu ou or, est l’un des plus célèbres de l’histoire des arts de la table.